Sirandanes

Emmanuel Richon


 

De la difficulté d'écrire en créole

Quelques extraits de l'article de Georges Castera

Sirandane

Tout en reconnaissant un intérêt littéraire évident aux sirandanes, tout en mettant en exergue les valeurs pédagogiques et les beautés patrimoniales, nous pouvons également nous montrer sensible à ces réflexions pleines de sincérité de Georges Castera, auteur haïtien dont la recherche littéraire et l'écriture paraissent vouloir s'éloigner de ces aspects populistes et folkloristes qu'on peut parfois trouver chez certains partisans de l'oraliture à tout crin. En tout cas, si on comprend ou range la sirandane dans ce que Castera semble dénoncer comme une facilité, il y aurait là un vrai débat de conscience sur le sens de la littérature en langue créole, ce que le titre de l'article dont sont extraits les passages suivants, suggère. - Emmanuel Richon

Encore sur la question de l'oralité, je voudrais m'arrêter à nouveau sur un autre point de polémique. Tout en partageant avec d'autres auteurs l'idée que l'oralité embrasse les contes parlés et chantés, les devinettes, les proverbes («kont-devinèt»), les jongleries verbales «virelang», les jeux sur les fausses étymologies, les chants vodou, les chansons parodiques de carnaval, les chansons de travail, la voix des rues, les rondes théâtralisées et dialoguées, les mythes, les «lodyans», les «wòl» (saynètes jouées durant le carnaval de Jacmel, ville du Sud-Ouest d'Haïti, etc.), je voudrais faire ressortir certaines nuances.

Le critique Maximilien Laroche considère cette oralité (appelée oraliture par lui et quelques autres) comme «la source de matières premières pour la littérature et le double de toute écriture»1.

Un tel point de vue, à mon avis, s'accroche désespérément à une espèce d'essence culturelle en faisant fi des avancées réalisées par l'écriture créole à travers l'histoire littéraire d'Haïti. Nous ne sommes plus en 1910, à l'époque où nos romanciers réalistes truffaient leurs romans de mots et de chansons créoles dans un souci de vraisemblance.

Nous ne sommes pas non plus en 1953 où le poète Félix Morisseau-Leroy s'inspirait des contes créoles et d'autres formes orales dans Diacoute2.

Cette fausse essence culturelle empêche de saisir les nouvelles tendances littéraires qui relèvent d'autres temporalités, d'autres affinités entre des écrivains haïtiens et leurs homologues français, canadiens, suisses, sénégalais, etc. Des expériences en cours vont dans le sens opposé de supposées matières premières.

Oraliture est un mot-valise proposé par l'écrivain haïtien, Ernst Mirville, pour remplacer le syntagme «littérature orale». Beaucoup d'auteurs se sont accaparés du vocable, mais je ne vois pas en quoi il acquiert, par enchantement, un statut de concept. Pour ma part, la dichotomie littérature contre oralité que ce terme essaie de gommer, reste entière: la blessure est sous le sparadrap. Vouloir tout faire remonter aux formes orales est une folklorisation abusive comme cela a souvent cours dans le domaine littéraire et artistique haïtien.

Vouloir tout faire remonter aux formes orales est une folklorisation abusive.

…Ces exemples représentent autant de sorties de l'oralité. Ces textes et d'autres expériences du même type (Frankétienne, Lyonel Trouillot, Pierre Richard Narcisse...) n'ont pas fait l'objet d'études jusqu'ici parce que les idées du passé restent dominantes dans le domaine de la littérature créole.

Les formes orales et discursives, que des auteurs accablent du terme oraliture, existent. Elles ont interpellé mon enfance et je continue à en faire l'inventaire. C'est aussi notre tâche d'écrivain. Mais en même temps, j'ai aussi la passion de l'écriture. Je dois avoir à coeur de pousser la réflexion au-delà des mots, donc en dehors de l'oralité. Et à partir de ce moment, nous avons affaire à un tout autre phénomène sonore qui nous arrive à l'oreille, savoir: les rythmes de tambours, les bruits d'avertisseurs, l'orgasme des chats et les chants des coqs la nuit, la pluie sur les toits en tôle, les clics de la conversation, les «alsiyis» (les soupirs amoureux), les «kata» (rythme d'accompagnement des tambours vodou). Bref, tout ce véritable orchestre du jour comme de la nuit qui imprègne le poète et qui converge vers les autres sens pour se disséminer dans un corps aimant.

…Cela dit, il m'est souvent arrivé de m'intéresser à des formes orales (les proverbes par exemple), à cause de leur caractère elliptique, leur fulgurance, mais sans en faire un absolu. Je suis toujours en quête de nouveaux modes d'expression en dehors de tout populisme ou fidélité au terroir. Une vingtaine de publications en créole sous ma plume témoignent de cette diversité. Et j'écris en français avec la même passion, défendant le droit à la parole et à l'écriture dans les deux langues. Il me plait de répéter que je me méfie des querelles linguistiques, que j'aime séduire les langues (le français, le créole, l'espagnol, l'anglais...) puisqu'elles me font signe, qu'elles me séduisent3.

  1. Maximilien Laroche, La double scène de la représentation. Oraliture et littérature dans la Caraïbe, Haïti, éditions Mémoire, 2000, p.67.
      
  2. Félix Morisseau-Leroy, Diacoute, Haïti, éditions Deschamps, 1953.
     
  3. Voir «Écrire en créole», Entretien de Georges Castera avec l’écrivain Rodney Saint-Éloi, dans Notre Librairie, n° 133, janvier-avril 1998, pp. 96-100. Dans cet entretien, j’ai souligné que «le mot écrire lui-même n’est pas une réalité palpable en créole».

Sirandane

 
 
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