Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

XIII - À chacun ses responsabilités
  

Le concept de «déviance maximale» prôné par moi dès 1976 était un début de réponse concrète à une problématique cruciale : développer la responsabilité du créolophone vis-à-vis de sa langue et, par des moyens appropriés, relancer la créativité de cette dernière. À partir de là, volontaires ou naïfs, que de contresens ont été générés ! Et que de controverses provoquées par les adversaires de la politique linguistique du GEREC-F ! Nos détracteurs ont feint d'y voir une invite à la «purification linguistique», au sens où, après les drames qu'ont connus l'Afrique des Grands Lacs et les Balkans, on parle de purification ethnique. Pour mieux faire comprendre le contenu dudit concept, j'ai proposé de le renommer «contraste optimal». Cette nuance lexicale vise à mieux pointer deux objectifs : d'une part, permettre au créole sous perfusion d'assumer toutes ses chances d'originalité par rapport au français (notre autre langue) et, d'autre part, inscrire explicitement la pratique de «remodelage» dans une logique progresssive, non contraignante et, surtout, non inhibitrice pour l'usager.

Nos pays ne sont pas à un paradoxe près. Hier, l'Ecole était l'instrument majeur et la langue française le véhicule privilégié de la minoration de nos valeurs linguistiques et culturelles vernaculaires, c'est-à-dire locales. Aujourd'hui, avec la création du CAPES de créole, mis en place strictement selon les formats voulu par le GEREC-F, l'institution scolaire se voit chargée d'une mission radicalement inverse : intégrer dans son projet éducatif une discipline précédemment stigmatisée, puis tolérée aux marges. Tous les responsables de l'institution ne sont pas pour autant conscients de cette inflexion nouvelle et des conséquences encourues en termes de nécessaire novation du système. On peut même conjecturer que la non prise de conscience de la gageure qui en découle est monnaie courante. Il n'est, pour s'en convaincre, que de se rappeler certains aspects du conflit opposant les enseignants-chercheurs du GEREC-F et leur partenaire officiel, en matière de formation de formateurs, je veux parler de l'IUFM de la Martinique.

La place et la fonction du créoliste (ou spécialiste du créole) dans le développement socio-pédagogique de cette langue sont absolument cruciales. Le rôle et le positionnement de ce dernier diffèrent de celui, par exemple, des gens de médias. Ces derniers ne sont pas en situation de connaître tout l'éventail des potentialités du créole. De plus, compte tenu de la nature de leur outil, ils ont une exigence primordiale : la communication. Que leur créole soit considéré comme dénaturé (décréolisé) ou pas, cela n'a aucune pertinence du point de vue de leur déontologie professionnelle. C'est seulement en vertu d'un supplément d'âme que d'aucuns (que je salue !), se sentent, à titre individuel, investis du devoir de s'essayer à produire du  «bon créole ». Mais peut-on, en l'état actuel des choses, établir une distinction objective entre ce qui serait un «mauvais créole» et ce qui devrait être un «bon créole» ? Pas vraiment ! Cette langue n'a pas encore acquis le degré de stabilité et de maturation ainsi que le profil de standardisation qui permettent d'établir ce genre de distinction autrement qu'à partir de présupposés individuels ou propres à des groupes limités et, par là même générateurs d'un certain terrorisme intellectuel. Les pratiques et visées du GEREC-F ont toujours été et demeurent ailleurs.

Ainsi donc, le créoliste, de par sa compétence et sa vision globale issue d'une mise en contact (grâce à ses enquêtes et autres travaux) avec la diversité de chaque créole et de l'ensemble des créoles, est précisément la seule personne en mesure de participer à la mise en cohérence et en partage d'une langue émiéttée («chiktayé»), démembrée («dépotjolé»), éclatée sur des pratiques et des zones diversifiées. Sa fonction et, en conséquence, sa mission sont capitales. Le créoliste est un redistributeur de patrimoine et d'énergie créatrice, pas un «purificateur».

L'existence de jeunes professeurs certifiés ne suffit pas à assurer à la discipline même poids, même prestige et même dynamique que les disciplines sœurs. Et cela, même si le GEREC-F a tenu à la bivalence qui, dans le cadre de ce concours de recrutement, lie le créole à une autre matière (anglais, espagnol, français, histoire-géographie). Ce déficit tient aussi à l'état historique du développement des mentalités confronté aux exigences que requièrent les applications pédagogiques concernant le créole. Introduire dans l'Ecole une langue séculairement minorée, ce n'est pas «tiré chez bò tab !». À cet égard, le rôle de responsabilisation, de cadrage et d'orientation du jury du concours revêt une importance particulière. Une tâche, il faut le dire, pas aisée. Mais pas impossible, non plus. Dois-je rappeler qu'aucun enseignant-chercheur du GEREC-F ne fait partie dudit jury ? Mais trève de polémique…

 

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