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Les clés du royaume

José Le Moigne

Les clés du royaume

Il est écrit que chaque larme que tu verses rejoint une rivière qui, elle-même, va rejoindre un fleuve qui, nourri d’autres rivières, se jette dans la mer si bien que l’océan est fait de larmes. Il ne me sert à rien de filer cette métaphore, je ne pleure jamais; du moins, pas avec les yeux. Parfois, je le voudrais tellement que je me sens aussi aride que le Sahara ou le désert du Thar. Pourtant, il est acquis qu’au milieu des océans de sable on trouve les plantes les plus vivaces et les plus résilientes, même si je n’aime pas beaucoup ce dernier terme. Fin de la parenthèse. Que je sache, l’Afrique de l’Ouest de Man Romaine et le Tamil Nadu de Périam ne sont pas des déserts. Quant au pays d’ici, il grouille d’énergie. Nonobstant, ressembler n’est pas être. Voilà sans doute la pierre d’achoppement.

Les grandes douleurs sont muettes; les grandes amours adolescentes aussi. J’ai toujours été plus à l’aise avec les mots que l’on écrit qu’avec les mots que l’on prononce. Longtemps, ce fut pour moi comme une infirmité. Cependant, pendant la longue année pendant laquelle notre couple se forgea, pour le meilleur comme on disait en ce temps-là, le pire n’étant pas envisageable, cette quasi-aphasie m’apparut comme un bouclier. Une véritable bulle s’était formée autour de nous, un rideau protecteur derrière lequel je tutoyais l’éternité. Nul besoin de voile et encore moins de voile noire. Gwenaëlle n’était pas Yseult aux blanches mains, et moi, bien qu’aussi tourmenté que lui, je n’étais pas Tristan. Je devais m’emberlificoter dans la mythologie; je dirais que nous naviguions au cœur des nuées du paradis terrestre avant qu’Eve ne mordît dans la pomme rutilante que lui tendait Nawash, le serpent de l’Ancien Testament.

Croquer la pomme! Ne croyez pas que je n’y pensais pas. J’étais bâti du même bois que mes camarades. J’avais comme eux la puberté guerrière, mais, avec ma timidité, il m’était impossible d’en faire un vecteur de conquête. Je ne mentirais pas. Quoi que je dise aujourd’hui et quoi que je prétendisse alors, la frustration était énorme. Et puis, je n’étais pas assez naïf pour ne pas imaginer que dans le cercle étroit de jazzmen du dimanche que Gwenaëlle fréquentait, il ne se trouvât pas un prétendant dûment adoubé par sa mère pour flirter avec elle. J’en souffrais, j’en avais le corps et l’esprit démantibulés, mais, pour l’instant, pourquoi se voiler la face, je ne jouais pas dans la même cour. Ce n’est pas pour autant que je partais battu. Je pariai sur la longue durée. Il me fallait rester patient, pour rien au monde je ne devais sortir des clous et, tôt ou tard, j’en étais convaincu, une brèche s’ouvrirait dans le flicage étroit exercé par sa mère. À moi d’être vigilant et de ne pas manquer le coche.

Bien que les bombardements ne dussent cibler que la zone portuaire, les erreurs du commandement, la maladresse et la précipitation des pilotes, soumis au feu roulant des batteries, avaient dispersé les frappes et transformé la ville en un patchwork de destructions mortelles. Quelques dizaines de mètres auraient suffi pour que notre lycée soit épargné, mais il avait été complétement soufflé. Dix ans après, le provisoire de sa reconstruction commençait à faire désordre dans la cité renaissante, mais cette permanence de l’éphémère, cet aspect transitoire qui durait, convenait à notre adolescence bousculée par l’Histoire.

Au soir des vacances d’été, Gwenaëlle, sous le prétexte fallacieux qu’elle devait vérifier si elle n’avait rien oublié, s’installa sur le muret qui séparait la rue de la chiche pelouse des immeubles récemment reconstruits et me fit signe de m’asseoir auprès d’elle, ce qui n’étonna personne tellement il était évident que nous étions «ensemble». Évidemment, au temps de notre jeunesse, cette locution n’avait rien de la connotation légèrement impudique qu’elle a prise aujourd’hui sur les médias prétendument sociaux.

— Tiens, cache ça, c’est pour toi, dit-elle en me tendant un paquet de crêpes artisanales.

Autant l’avouer franchement, c’est à peine si je savais que ça existait. Nous, les crêpes, on ne les achetait pas; c’est Man Anna qui les faisait. Bon, les cassaves de manioc, il est probable que Man Gabou lui en avait transmis le secret, mais la bonne crêpe de froment, dégoulinante de beurre salé, orgueil des ménagères du pays d’ici, ce n’était absolument pas dans ses gènes. Eh bien, je vais vous le dire: question crêpes, de toutes les mamans des copains, et je suis bien placé pour le savoir, Man Anna était la meilleure crêpière. Ces crêpes dépassaient de loin celles des man-goz les plus réputées du quartier et je me demande encore qui donc avait pu lui passer le secret. Cela se transmet de fille à fille, de génération à génération au pays d’ici. Or, elle venait du pays là-bas et notre famille du pays d’ici nous tenait à distance respectable, du moins à ce que j’ai compris. Bon, même pour fariner les poissons avant de les faire frire, il arrivait souvent que la farine manquât. Certes, les œufs, le beurre, ça s’échangeait entre voisine pour un peu de café ou de sel, mais le lait, qui se mesurait encore chez l’épicier, c’était encore précieux et il en fallait beaucoup pour une grande famille. Vous savez, la négligence, le manque de respect, le «après moi le déluge», ça ne date pas de notre époque et si on n’était pas encore saturé de plastique, ce n’est pas les canettes de bière, les bouteilles étoilées, les litrons de pinards, où les flacons de n’importe quoi qui manquaient dans les hautes herbes. Or, le verre était rare et tout était consigné. Alors, Man Anna me filait son panier en osier et vous connaissez la suite. Ah, les montagnes de crêpes que Man Anna déposait au milieu de la table! Le parfum qui s’en échappait me payait largement de ma quête humiliante. Aussi, j’ai presque honte de le dire, quand Gwenaëlle me tendit ses crêpes sous emballage, j’ai dû me forcer un peu pour masquer mon étonnement, même si elle ajouta dans un sourire que je ne lui connaissais pas:

— Quand tu les mangeras — elle ne dit pas déguster, mais presque —, tu penseras à moi.

Dieu merci, je n’avais pas besoin de cette médiation pour penser à elle… À peine rentré à la maison, j’ai planqué en vitesse le paquet sous le cosy-corner que je partageais avec mon frère. Mais pas question de «goueler» en douce. Mon frangin et moi avions toujours tout partagé. Pourtant, honnêteté oblige, je dois dire que sur ce coup-là, Gwenaëlle avait fait floche. Après les régalades à se péter la sous-ventrière que Man Anna offrait, ses crêpes pour touristes avaient tout du carton bouilli; mais l’essentiel. n’était pas là. À ma grande surprise, au moment de monter dans l’autocar, Gwenaëlle, le visage empourpré, avait ajouté dans un souffle:

— Me répondras-tu si je t’écris?

Comme si j’allais dire non! La fine mouche jouait sur du velours et en était consciente.

Ah, le visage de Man Anna quand Pichavant, notre facteur, déposa la première enveloppe. D’abord, à part une carte postale de temps à autre d’un copain en vacances, il était rarissime que je reçoive du courrier. Et puis ce format allongé complétement inusité et la couleur bleue de l’enveloppe! Et ce parfum de lavande qu’elle laissait échapper! Je m’attendais à tout sauf à ce qu’elle fasse preuve de discrétion. Pourtant, c’est ce qui arriva. Elle me tendit la lettre sans poser de question. J’en suis certain, elle bouillait du désir de savoir, mais, comme elle voyait que je ne faisais pas mine de la mettre dans la confidence, elle me tourna le dos admettant, pour la première fois je crois, mon droit à l’intimité. Pourtant, je ne doute pas qu’elle s’empressa d’écrire au pays là-bas qu’il y avait anguille sous roche. C’était le moins qu’elle se devait de faire.

Gwenaëlle n’était pas là à la rentrée, mais elle continua à m’écrire. Sa mère avait obtenu sa mutation comme directrice de l’école publique du village où elle était née et où elle avait grandi. Elle avait parcouru son orbite et atteint son zénith. Gwenaëlle avait eu mille occasions de me l’écrire pendant l’été, mais elle ne l’avait pas fait. À présent, ses lettres qui arrivaient à fréquence régulière soulignaient son absence. Je les trouvais très ambigus et, pour la première fois de mon existence, je ressentais quelque chose qui ressemblait à de la jalousie. Ce sentiment restait très vague, mais je détestais qu’elle me parle de sa proximité avec un certain Jacques, le fils de la meilleure amie de sa mère qu’elle connaissait depuis sa petite enfance et qui, cela allait de soi, entrait à Polytechnique. Un bicorne de l’X dans les pattes, qu’aurais-je pu rêver de mieux! J’ignorais tout de l’avenir, mais, à l’évidence, si combat il devait avoir, il promettait d’être sévère. Cependant, sur ses feuillets toujours de couleur pastel et toujours parfumés de lavande, Gwenaëlle disait qu’elle pensait beaucoup à moi et me parlait de ses lectures. En ce moment, elle était sur «Les clés du royaume» d’un dénommé A.J Cronin dont je ne savais rien et, à ce propos, me demandait si j’étais plus contemplatif que réaliste. Je sentais bien que la question était piégeuse et, pour la détourner, j’évoquais Le grand Meaulnes. Et puis, au détour d’un paragraphe, alors que je ne m’y attendais pas, elle me demanda si je voulais aller au cinéma avec elle. Sa mère viendrait la conduire en voiture et attendrait la fin de la séance chez une de ses amies. Nous aurions même un peu de temps pour nous promener. Elle me laissait le choix du film.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté