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Le premier mentor

José Le Moigne

Photo Christeine Simonis-Le Moigne.

Je note que, depuis quelque temps déjà, nous, les gosses de l’après-guerre, avons cessé d’être des baby-boomers pour n’être que des boomers tout court ce qui revient à nous priver de notre enfance et à nous rendre responsables de tous les maux de la planète et des souffrances présentes et à venir. À chacun ses bonheurs, ses malheurs et ses obstacles à vaincre. Je ne crois pas que vivre son enfance dans des baraquements d’urgence était plus confortable que d’avoir à la vivre dans les cités et les banlieues. Toutes choses n’étant pas égales, à chacun ses tourments, ses démons et ses joies. N’étant pas philosophe et pas davantage sociologue, j’interromps-là ce qui pas une plaidoirie. Nous aussi, nous avions une dent contre la génération de nos parents; nous arborions cette totémisation de la Résistance que nous savions surfaite et ces relents de père-la-pudeur qui pourrissait l’air que nous respirions. Encore une fois, je m’en tiens aux sentences de Man Anna qui affirmait: «Les parents rongent la canne à sucre du béké et ce sont les enfants qui ont les boyaux agacés ».

En voilà une charge! ça ne me ressemble pas, mais j’assume. L’année qui a suivi fut atone. C’était ce que, dans le système scolaire d’autrefois, on appelait une année sans enjeux. Entendez par là sans examens, sans échéances à préparer. Les petites amoureuses, elles aussi, transitionnaient. Leurs espoirs se faisaient plus pressants et moi, petit crétin imberbe, faute d’audace, je restais impavide.

Le seul fait sortant de l’ordinaire dont j’ai gardé le souvenir est la projection, à une séance du Cinéma Éducateur, de Nuit et Brouillard, le film d’Alain sorti en salle quelques années auparavant. Je n’ai aucune honte à l’avouer, j’ai décampé avant la fin et j’ai vomi. L’époque était tellement aseptisée que des tragédies, vielles d’à peine plus de 10 ans, ne nous étaient connues que de manière feutrée. On nous parlait des prisonniers, des déportés, des réfugiés, des résistants, mais dans un flou à ce point artistique que, n’eurent été les ruines qui d’ailleurs reculaient, n’eut-été la reconstruction qui avançait à pas de charge, nous, les mômes, qui avions fait jadis des blockhaus notre terrain de jeu, nous, qui, il n’y avait pas i longtemps, portions des casquettes de l’Afrika-Korps laissées par la Wehrmacht, nous, qui commencions à exhiber des jeans bradés par les surplus américains, à condition, bien entendu, d’avoir des parents moins vétilleux que Man Anna, n’avions de l’horreur absolue, pas encore appelée l’holocauste, qu’une nébuleuse connaissance.

Que les choses soient claires: les volées de bois vert, elles sont pour moi aussi et ce n’est pas sans gêne que j’évoque ces matins où, avec mes copains qui ont prouvé depuis leur profond humanisme et qui sacrifieraient sans barguigner leur vie pour la démocratie, on se saluait avec des «Sieg Heil» qui nous vaudraient aujourd’hui des procès largement mérités. Curieuse mécanique que l’adolescence! Dois-je préciser que nous ne voyions -là qu’un rituel d’un goût plus que douteux? À notre décharge, nous ne tendions pas notre main à la Romaine et que nous la laissions pendre en signe de dérision. Cela n’excuse rien et il m’arrive encore de regretter la paire de baffes qui n’arriva jamais.

L’écriture est le dernier écran qui me sépare de la mort. Je le voudrais opaque, mais je sais bien qu’un jour ou l’autre il sera traversé. Alors, je continue.

Cet été-là, j’inaugurais mes visites hebdomadaires à Auguste Bergot. Il est probable que la plupart des flâneurs qui arpentent aujourd’hui la rue portant son nom ignorent tout de Bugel-Noz, le nom druidique qu’il avait adopté et qui était aussi celui de sa maison en bas de la rue Loucheur. Pourtant au temps de ma jeunesse, celui qui fut l’ami de Saint-Pol-Roux le magnifique, président des Jeux floraux qu’il avait fondés à l’imitation de ceux plusieurs fois centenaires de Toulouse, auteur de romans et de poèmes, comptait dans le paysage culturel du pays d’ici. Comment ai-je forcé sa porte? Je ne m’en souviens plus. Sans doute lui avais-je envoyé un poème, et qu’il m’avait répondu de passer le voir pour en parler. Toujours est-il qu’une amitié sincère, je dirais même une affection profonde, naquit spontanément entre cet homme aux allures de menhir et l’enfant que j’étais presque encore.

Chaque fois, j’arrivais sur le coup des 15 heures, et à peine avais-je sonné que sa grande silhouette un peu cassée m’accueillait sur le pas de la porte. Question d’exposition sans doute, la demeure était toujours plongée dans une demi-pénombre. Auguste s’asseyait dans son fauteuil club devant la large baie, et la lumière le gainait. Mané Bergot, son épouse discrète, m’offrait une tasse de café et une assiette de «Traou-Mad» puis s’éclipsait dans la pièce voisine d’où montaient aussitôt des nappes de piano romantique, Schuman, Litz, Chopin. Probablement écoutait-elle des disques de musique classique, mais il me plaisait alors de croire que c’était-elle qui jouait. Je n’ai jamais cherché à en connaître le fin mot; et voyez-vous, j’ai toujours cette magie en moi.

Auguste, le temps me permet de le nommer ainsi, car je n’aurais jamais osé autrefois, ne m’enseigna pas la poésie. Ça, personne, même pas le vieil Homère, ne serait capable de le faire; mais il m’a appris à être humble avec elle. Je luis parlait Verlaine, il me répondait Brizeux, Émile Souvestre ou Charles le Goffic. Je lui parlais Chateaubriand, il me répondait Anatole le Braz et Hersart de la Villemarqué. Je lui parlais du pays là-bas, il me répondait qu’il n’était pas en concurrence avec le pays d’ici. Il disait que j’avais en moi la pureté des sources, et je crois que Man Romaine et Priam l’Indien qui se faisait appeler Ferdinand, l’auraient tendrement applaudi.

J’ai connu nombre d’écrivains à la réputation mieux établie que celle de Bergot. Certains, des plus illustres, m’ont honoré de leur amitié. Pourtant, Auguste est le seul que j’ai accompagné à sa dernière demeure. L’année, 1966. Le moi, je ne m’en souviens plus et d’ailleurs je m’en fous. Il faisait gris et il bruinait sur le parvis de l’église Saint-Martin, notre cathédrale par défaut. De part et d’autre du portail, un souffleur de biniou et un sonneur de bombarde jouaient le «Bro Gozh Ma Zadoù». L’hymne du pays d’ici roulait sous les voûtes en ogive de la nef avant et rebondissait sur le maître-autel. Vieux pays de nos pères; comment aurait-on pu rendre un plus bel hommage à l’auteur de «Au pays de mes ancêtres»? Toutefois, lorsque je lui faisais aveu de mes atermoiements entre ici et le pays là-bas, lui, le fervent défenseur de la rime et de la forme régulière en poésie, lui, qui passait pour le contempteur du vers libre, m’avait fermement répondu: «Soyez comme un moine rebelle. Balancez aux orties la versification, mais n’abandonnez jamais la prosodie, car vous avez la musique en vous. Laissez de côté la ponctuation, et oubliez les majuscules. Votre singularité ne s’accommode pas de ces contraintes pourtant bien moins absurdes que l’on voudrait le faire croire. Tout simplement, elles ne sont pas faites pour vous. Soyez la vague qui roule entre vos deux pays; que vous le vouliez ou non, vous portez l’avenir.»

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté