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Petits tyrans de pataugeoire

José Le Moigne

Les roches jaunes

Les roches jaunes. Photo Christine Simonis-Le Moigne.

Quand on vient de partout, on vient de nulle part, ou du moins, on le croit. Alors, on s’accroche à la première adventive venue et on résiste comme on peut au courant. L’autre jour, je conduisais sans but. Au feu rouge, j’ai regardé mes mains qui tenaient le volant. Elles étaient tavelées et j’ai su aussitôt que le temps était venu pour moi de remonter, autant que faire se pourrait, de bief en bief jusqu’à la source.

Remonter les courants; d’accord, mais par quels bras, le delta est immense. Je fais le beau, je lève les bras pour ne pas me noyer, mais je crains, à chaque écluse, de briser ma pagaie. J’aime à croire que dans l’horreur du ventre négrier Man Romaine se rassurait dans la mémoire du grand fleuve Niger au bord duquel elle avait, semble-t-il, grandie et que Priam, le paria, l’intouchable, dans le combat qu’il menait au pays là-bas pour devenir un homme libre, rêvait à la petite rivière, presque toujours à sec avant la mousson de juillet, mais que les lourdes pluies grossissaient au point d’isoler son village.

Mon enfance ne fut pas une enfance triste et malheureuse. Étriquée quelquefois, souvent nécessiteuse, mais jamais dépourvue de chaleur et de joie. Surtout, j’ai su très tôt distinguer la curiosité consubstantielle à cette époque des jugements blessants et méprisants liés à ma condition d’enfant issu de ce que l’on appelait encore les colonies.

J’ai 7 ans, première colonie de vacances. À quelques encablures de la plage, le château qui nous logeait avait dû être une ravissante malouinière dans les siècles passés, mais, aujourd’hui, il ne valait que pour son architecture et par le souffle d’aventure que sa position d’avant-poste guerrier faisait planer sur une imagination aussi fertile et exaltée que la mienne. Pour le reste, c’était une caserne.

Walter Scott à la main, je passais l’essentiel de mon temps à m’extraire du groupe par des navigations qui me menaient bien plus loin que l’espace étriqué de la plage. Je ne comprenais pas ce que cette bande de sable parsemée de varech pouvait avoir de signifiant pour moi qui conservait, bien au chaud dans les replis de ma mémoire génétique, le souvenir des grandes traversées de mes aïeux, Man Romaine l’Africaine et Priam, l’Indien qui voulait qu’on l’appelle Ferdinand.

Cependant, quoi qu’en craignissent nos parents qui voyaient en l’indiscipline la mère de toutes les plaies d’Égypte et en particulier la source de la débâcle de 40, nous n’étions pas une nichée de petits chats sauvages. Il y avait un règlement à la colo et les monos, bien que nous puissions les tutoyer, les appeler par leurs prénoms, et qu’ils ponctuent chacun de leurs propos par un «vachement» qui nous empressions d’adopter, étaient pour nous des instituteurs en culottes courtes.

On a beaucoup glosé sur les hussards noirs de la République. Je n’irais pas sur ce terrain. Certes, il y avait les «vaches» qui nous tenaient serrés sous leur férule d’adjudant, et les «coulants», bien rares, il est vrai, qui laissaient entrouvertes les portes du chahut, mais l’un dans l’autre, de Madame Aristarque — quel beau nom de philosophe grec —, à Monsieur Tréguer qui bouclera mon premier cycle de skholè, ils m’ont légué le plus précieux des héritages, la rectitude, le sens du devoir, le besoin et l’urgence d’apprendre.

Tout ça pour dire qu’à la colo la sieste était obligatoire et, qu’après elle, il n’y avait pas d’échappatoire à la baignade collective. Les moniteurs formaient un cordon sanitaire derrière lequel nous devions barboter, car, en ce temps-là, bien que nous habitions tous à portée de fusil de la mer, à part quelques privilégiés qui avaient assez de sous pour aller à l’unique piscine de la ville, la majorité des enfants ne savaient pas nager. Pardonnez-moi le côté mise en hyperbole de ce qui va suivre. La mémoire est comme ça. Elle donne une importance démesurée à ce qui n’était somme toute qu’une piqûre d’aiguille dans le grand tas de paille de la vie.

Ils ne m’étaient pas franchement hostiles, ces gamins — j’allais écrire ces trois ou quatre petits cons —, qui, après m’avoir quasi noyé dans leurs battements d’ailes d’otaries en folie, me sommèrent de leur prouver sur le champ mes talents supposés de nageur. J’étais pris dans leur nasse; je n’avais pas le temps de réfléchir; pour autant, il n’était pas question que je me dégonflasse. Je mesurais le risque. Quoi, à peine une trentaine de centimètres d’une eau aux reflets d’émeraude reposant sur un lit de galets! D’aucuns diront que j’ai triché, mais je ne vois pas les choses ainsi. Face à l’urgence, il me fallait improviser. Aussi, prenant appui sur ma main droite, j’ai allongé mon corps, le fuselant comme celui d’un requin; et je me suis lancé la tête au ras de l’eau dans un crawl à la Johnny Weissmuller. Je vous laisse imaginer la vague d’admiration chez mes tyrans de pataugeoire!

— Tu as vu ça? Il nage comme un poisson! Les gens des pays chauds ont ça dans le sang. Ils naissent en sachant nager!

J’ai subi bien des humiliations au cours de ma vie à présent bien effilochée. Je sais ce qu’est une injure raciste et aussi relativiser. Celle-là ne l’était pas. Elle n’était que naïve. Pourtant, ce fut comme si une vive, vous savez ces poissons à décharge électrique ou une méduse m’avait touché. Je n’ai rien dit. Peut-être même ai-je ajouté quelques ondulations supplémentaires; mais cette minute-là fut une des pires de mon existence. Là, on ne jouait pas aux cow-boys et aux indiens. On ne courait pas l’aventure dans les forêts primaires et Tarzan était loin. J’étais le bon sauvage au corps délié et ça, c’était pire que le fouet cinglant les épaules et le dos de l’esclave. Qui sait, peut-être celles de Man Romaine.


©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté