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Man Romaine

José Le Moigne

Bâtiment négrier fuyant les croiseurs et jetant ses esclaves à la mer, dessin de Léon Morel-Fatio, 1844.

Ce que j’ignorais, c’est que mon ancêtre totémique était une femme. Elle aurait disparu sans laisser la moindre trace si le registre des nouveaux libres de 1848 n’avait pas mentionné son nom, Romaine, au bas des actes concernant ses enfants nés esclaves: «Lubin né en 1822, Francilette aux environs de 1825 et Elizabeth-Derdert en 1832», en précisant qu’elle avait vu le jour en Afrique et que, hélas, elle n’avait pas connu la joie de l’abolition.

Quel abyme insondable et quelle fragile passerelle! Tout semble soudain à ma portée, mais tout demeure hors d’atteinte. En 1822, pour donner naissance à Lubin, Man Romaine, dont je créolise à dessein le sobriquet de servitude, devait avoir entre quinze ou seize ans. Un peu moins, c’est possible, un peu plus peu probable. Il suffit de consulter le registre des esclaves pour comprendre.

Imaginer ne suffit pas. Personne ne saura jamais ce que fut pour chaque transbordé l’enfer sur mer du ventre négrier. À confronter les dates, je pense que tu avais autour de 5 ans. Plus jeune, tu n’aurais pas survécu. Je sais, sur les marchés aux esclaves du pays là-bas, une négresse enceinte, était d’un meilleur rapport, mais sans parler de l’angoisse insupportable, de la douleur, de la tristesse, du désespoir, du suicide apparaissant comme l’ultime solution, c’est un fait, la sécheresse des journaux de bord le confirme largement, très peu d’enfants encore à la mamelle, parvenaient à survivre au temps des négriers. Voilà pourquoi il me semble raisonnable de faire coïncider ta déportation avec les débuts de la traite clandestine. Soyez sans crainte, l’historiographe que je m’efforce d’être ne veut en aucun cas se transformer en historien. Pourtant, si je veux vous parler de la déportation de mon aïeule que d’une certaine je ressens comme si elle était la mienne, il me faut évoquer le contexte.

En ce début de XIXe siècle, l’Angleterre, puis la France, suivies par les Scandinaves et les Néerlandais, avaient mis fin à la traite de nègres. Mais ce n'est pas d'un trait de plume que l’on met fin à un négoce lucratif, car les capitaines négriers avaient acquis une expérience qui ne demandait qu’à être utilisée. Désormais, la traite, devenue clandestine, atteint son sommet dans l’horreur. Je laisse à l’historien le pourquoi du comment et le soin d’en dresser l’affreux mémorandum pour reprendre à mon compte le tragique épisode de la Jeune Estelle., ce schooner armé à Nantes que sa rapidité était censée mettre à l’abri des marines de guerre. Une canonnade bien appuyée et il disparaissait dans la fumée avec sa cargaison humaine. Cela avait marché jusqu’à ce jour de 1820 ou le H.M.S Tartar, un croiseur de la marine britannique, lancé à sa poursuite avec pugnacité, l’avait arraisonné. La chasse avait été longue et difficile, trop longue sans doute pour le prendre en flagrant délit. Pas un esclave à bord, des papiers bien en ordre, encore un exercice du droit de visite accordé aux puissances maritimes qui allait faire faire long feu. Les officiers s’apprêtaient à donner l’ordre du retour à leur bord lorsqu’un matelot anglais par acquit de conscience frappa du bout de son grappin un baril arrimé sur le pont. Sans doute de l’eau douce. Quelle ne fut pas la stupeur effrayée des marins lorsqu’ils entendirent sortir du tonneau, pareils aux jappements et aux glapissements d’un jeune chien coincé dans un recoin et qui suffoque, les appels étouffés de voix lointaines et faibles. On défonce le fût d’où s’échappent éperdues et au bord de l’asphyxie, deux enfants, des filles d’environ 12 et 14 ans. Alors, les officiers horrifiés se rappelèrent qu’ils avaient vu pendant la chasse une enfilade de barils au cul du négrier. Les larmes me montent aux yeux, j’ai le souffle coupé, les entrailles nouées et je frémis d’horreur lorsque je lis ce récit. J’imagine que Man Romaine, mon aïeule qui n’avait plus de nom, plus de pays, plus de lignée dans laquelle s’inscrire, aurait pu être une de ces malheureuses. Cela me donne le vertige. Rapporter à ma propre existence, il n’y a guère plus d’un siècle. Trois générations pour effacer l’effacement. J’ai cru pouvoir le faire, mais ce n’est pas assez.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté