Le titre de cette étude
étonnera certainement plus d'un lecteur. Il peut en effet
sembler présomptueux, voire saugrenu d'évoquer un
hypothétique passé commun entre l'Algérie et
les Antilles. Mis à part un patrimoine géologique
similaire1, tout paraît à
première vue différencier et même opposer ces
pays: la géographie, le climat, l'histoire, le peuplement,
la culture… La présente contribution se propose précisément
de prouver le contraire en ébauchant les contours d'une certaine
mémoire algéro-antillaise.
Précisons d'emblée que cette dernière comprend
en fait deux strates chronologiques. La première –
la plus ancienne – réfère à la confrontation
avec l'Europe post-médiévale et au développement
d'un processus de métissage sur fond de Traite. La seconde
est beaucoup plus récente et résulte des caractéristiques
historiques de l'aventure occidentale. En effet, les deux peuples
partagent une expérience historique cruciale, celle de l'exploitation
coloniale et de l'aliénation identitaire. Pendant des siècles,
ils ont connu l'agression, la dépossession2,
la résistance, la répression et l'on conçoit
aisément que ce triste héritage puisse et doive les
rapprocher. Ceci étant, nous avons tout à fait conscience
qu'il faut se garder des comparaisons hâtives, des assimilations
complaisantes et réductrices: entre les deux «archipels»3
de sérieux contrastes se font jour qui méritent
d'être soulignés.
Il convient d'abord rappeler que, compte tenu des conditions de
leur établissement dans les îles Caraïbes, les
Antillais entretiennent une relation complexe avec la terre des
Ancêtres. Si celle-ci renvoie bien à l'Origine –
d'ailleurs largement fantasmée – elle est aussi souvent
synonyme de barbarie et demeure le symbole ambigu d'une déchéance
programmée4. Ainsi, que l'atteste
tout un pan de l'imaginaire traditionnel5,
c'est donc sur le mode du traumatisme que la mémoire historique
antillaise envisage son lien avec le sol africain. On peut même
parler ici d'un double traumatisme puisque les populations ont été
littéralement coupées de leurs racines avant d'être
transplantées de force dans le Nouveau Monde6.
De ce point de vue, par sa violence, son ampleur et son caractère
systématique, il est clair que l'entreprise de prédation
esclavagiste européenne présente des caractéristiques
qui rendent difficile toute comparaison non seulement à l'échelle
africaine mais même mondiale et qui expliquent largement la
complexité de la «névrose» antillaise7.
S'agissant de l'ensemble maghrébin et de l'Algérie
en particulier, la situation est tout autre. Ainsi, à la
veille du débarquement de Sidi Ferruch et nonobstant les
invasions orientales successives (Bânu Hilâl, Turcs)
ou les immigrations conjoncturelles (réfugiés andalous),
on peut considérer que le processus d'élaboration
de la conscience identitaire au sein de la société
algérienne n'avait pas connu de graves perturbations. Dans
ces conditions, même en tenant compte de l'ensemble des coûts
humains, économiques et culturels de la colonisation française
de 1830 à 1962, nous sommes encore loin des effets dramatiques
du "commerce triangulaire" non seulement sur les populations
africaines ainsi razziées mais aussi, et à plus long
terme, sur les populations antillaises transplantées.
Toujours dans cette perpective historique, il s'avère que
le Maghreb entretient avec l'Afrique noire – le fameux Bilâd
Sudân des chroniqueurs médiévaux –
un rapport fondamentalement différent. Lorsque, à
la fin du 15ème siècle, les navigateurs
européens commencent à explorer les côtes de
l'actuel Sénégal, les Maghrébins ont depuis
longtemps intégré dans leurs pratiques aussi bien
que dans leur imaginaire l'immense «arrière-pays»
continental8. Si l'ancienneté
des liens commerciaux, diplomatiques, voire culturels est incontestable,
le facteur religieux, à travers l'islamisation de l'Afrique
sahélienne, a certainement joué un rôle essentiel
dans l'évolution des relations entre pays riverains du Sahara.
Dès ses débuts, l'Islam avait en effet proclamé
l'égalité de statut entre les croyants et avait fait
de l'esclave affranchi Bilâl le symbole d'une nouvelle conception
des rapports sociaux au sein de la Umma9.
Ceci étant, dans la pratique, avec l'expansion économique
et l'accroissement de la demande urbaine, l'esclavage s'est poursuivi
et s'est même développé dans l'ensemble du monde
musulman, y compris au Maghreb où il est à l'origine
d'un important commerce négrier.
À cet égard, les historiens s'accordent à
considérer que l'utilisation régulière par
les citadins aisés du Nord et par certains propriétaires
terriens (surtout dans les oasis du sud) d'une main d'œuvre
servile d'origine sub-saharienne dans des travaux domestiques ou
agricoles est un phénomène séculaire. Émile
Dermenghem rappelle ainsi que:
Pendant des siècles, les caravanes n'ont pas cessé
d'amener des esclaves noirs au Tell algérien comme au Maroc
et à Tunis. Au XIXe siècle, un nègre
jeune et vigoureux acheté au Soudan valait 5 à 6
douros (30 francs); dans les oasis son prix passait à 35
ou 40 douros (200 francs) et ne cessait de monter à mesure
qu'on approchait de la mer. Au Figuig, pays de transit entre le
Touat et Fès, un nègre valait de 150 à 200
francs, une belle négresse 200 à 40010.
Pour ce qui concerne notre propos, il faut noter que ce flux démographique
va déterminer, comme aux Antilles mais sur une échelle
forcément plus réduite, un processus de métissage
lent mais continu. Même s'il est difficile d'en apprécier
correctement l'ampleur compte tenu du manque de données,
ses effets sont cependant manifestes dans l'imaginaire maghrébin11,
comme le montre, entre autres exemples, sa thématisation
dans la littérature algérienne contemporaine. Dans
Nedjma de Kateb Yacine, c'est à un «Nègre»
– «envoyé par les Génies» –
que Keblout, l'ancêtre-fondateur, confie la lourde tâche
de «veiller sur [ses] filles» et de sauver ainsi la
Tribu après la trahison des «mâles vagabonds
(...) qui n'ont pas défendu leur terre12»
face à la menace coloniale.
De même, dans Timimoun, Rachid Boudjedra met en
scène un personnage fascinant de «superbe musicien
noir mais certainement métissé de berbère,
de zénète, de juif et d'arabe» et évoque
longuement les oasis du Sahara central, «(...) qui ont vu
durant des siècles des vagues de réfugiés berbères,
zénètes, juifs, noirs et arabes s'y cacher, s'y agglomérer
et s'y installer définitivement pour créer, à
force de travail et d'ingéniosité, une sorte d'Éden
(...)13.» Aujourd'hui encore,
à travers tout le Maghreb, de nombreuses communautés
noires ou métisses – dont les Gnâwiya14
de célèbre réputation – témoignent
dans leur art et leurs rituels de cette symbiose entre cultures
négro-africaines et arabo-berbères.
Ainsi, la mémoire commune algéro-antillaise est
finalement plus ancienne qu'il n'y paraît. Pourtant, la première
véritable rencontre entre les deux peuples est récente.
C'est une des conséquences de l'expansion impérialiste
européenne. En effet, comme l'explique Marx, après
avoir effectué sa première révolution, la dynamique
naturelle du capitalisme le pousse inéluctablement à
transformer la planète tout entière en un marché
unique où s'échangent les hommes, les biens, les capitaux
et les idées:
Talonnée par le besoin de débouchés toujours
plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie gagne la
terre entière. Il lui faut se nicher partout, s'installer
partout, créer partout des relations15.
Entamée un matin de juillet 1830, l'entreprise coloniale
française en Algérie se heurtera à une résistance
populaire quasi-ininterrompue, avec des phases plus ou moins violentes
selon les contextes. À partir de novembre 1954, le déclenchement
de la guerre de libération va contraindre la métropole
à intensifier la répression et à mobiliser
de plus en plus massivement. Parmi les jeunes conscrits, de nombreux
Antillais trouveront là une occasion de vérifier in
situ la valeur des grands principes moraux affichés
par la Mère-patrie à l'égard de ses enfants
«indigènes». Certains en resteront marqués
pour la vie et décideront d'«assumer à fond
la coupure radicale»16
en rejoignant les rangs du F.L.N. Dans cette conjoncture particulièrement
dramatique surgit une figure désormais emblématique
et dont le destin sera d'établir une relation d'une qualité
exceptionnelle entre le pays des fellagas et celui des
nègres-marrons. Nous voulons bien entendu parler de
Frantz Fanon.
Le parcours hors du commun de ce fils de la Martinique, de même
que la puissance et l'originalité de sa pensée projettent,
il est vrai, une sorte de lumière étrange sur l'histoire
récente algéro-antillaise. En effet, pour les Algériens
comme pour les Antillais, il incarne une sorte d'absolu de la Révolution,
une effigie spectaculaire et quelque part indépassable de
l'intellectuel engagé dans le combat contre l'injustice et
l'exploitation universelles. Pourtant, sa lumineuse intransigeance
et son incandescence critique ne vont pas sans poser quelques problèmes
ainsi que l'attestent certaines analyses ou prises de position à
Alger et à Fort-de-France. De fait, Frantz Fanon n'en finit
pas de nous déranger, de nous bousculer et de secouer nos
confortables certitudes… En tout cas, il reste incontournable
dans l'évolution des rapports entre l'Algérie et les
Antilles et il sera souvent question de lui au cours de ce travail.
D'abord parce que son nom et son œuvre figurent directement
ou indirectement dans les trois textes que nous avons choisis d'interroger.
Ensuite et surtout parce qu'en Algérie comme aux Antilles,
des écrivains persistent à poser, eux aussi, la question
fondamentale des Damnés de la terre: «Camarades,
n'avons-nous pas autre chose à faire que de créer
une troisième Europe?»17
On voit bien que cette question du sens de l'histoire soulève
aussitôt celle du rôle qu'un certain Occident a joué
dans l'invention et dans la gestion de la «modernité».
Faut-il préciser qu'il ne s'agit pas là seulement
du devenir des peuples de l'ex-Tiers-Monde mais du futur de l'Homme
tout court? «Pour l'Europe, pour nous-mêmes et pour
l'humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer
une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.».18
Souvent cité parmi les chantres de la créolité
avec son ami et complice Patrick Chamoiseau, l'écrivain martiniquais
Raphaël Confiant a entamé avec Ravines du devant-jour
le récit d'une enfance créole. Dans un passage de
ce roman largement autobiographique, figure une référence
étonnante à l'Algérie. Elle se situe en décembre
1959 alors que le général De Gaulle vient tout juste
d'être élu premier président de la Vème
république sur fond de crise politique interne et de guerre
coloniale. À travers le regard d'un jeune garçon à
la fois curieux et imaginatif, nous allons assister aux sanglantes
émeutes qui secouent pendant plusieurs jours la ville de
Fort-de-France. Situation quasi-insurrectionnelle dont Frantz Fanon
souligne la gravité dans un article daté du 5 janvier
1960 et paru dans El Moudjahid, l'organe clandestin du
FLN:
(...) Il s'est trouvé des Martiniquais pour entrer en
lutte ouverte contre les forces françaises, investir des
commissariats, couper des routes. Submergeant ces trois cents
ans de présence française il s'est trouvé
des Martiniquais à sortir leurs armes et à occuper
Fort-de-France pendant plus de six heures. Des morts! Il y en
a eu. Des blessés aussi.
Pour le petit Raphaël, cet épisode bouleversant ressemble
de prime abord à ce que lui ont déjà montré
certains films américains (Le Pont de la rivière
Kwaï, les Canons de Navarone), c'est-à-dire «(...)des
cris de guerre, des hurlements de Peaux-Rouges, (...) le staccato
d'un fusil-mitrailleur19 .» Mais
rapidement, il va devoir affronter dans son propre environnement
la réalité de la mort (celle des lycéens manifestants)
et de la répression (celle des C.R.S. et de leurs chiens).
Il va aussi faire la découverte physique de la rébellion
lorsque son chemin croise celui d'un «grand nègre solitaire
et dérisoire» dont l'appel résonne a posteriori
comme une semonce:
Debout! Debout les nègres! Notre race a trop vécu
dans l'indignité jusqu'à présent. Il est
temps pour nous autres de chavirer ce monde bâti sur l'injustice20.
Même s'il ne comprend pas la portée de ce discours21,
l'enfant semble tout de même frappé par le contraste
entre la violence brutale qui s'affiche dans la rue et l'étonnante
prudence, l'étrange nervosité qui s'est emparée
des grandes personnes, à commencer par ses parents. Au milieu
des préparatifs d'un Noël créole sous «couvre-feu
», confiné dans l'appartement familial, Raphaël
essaie comme il peut de donner un sens à des comportements
inhabituels22 et à des événements
manifestement sérieux mais dont il ne perçoit pas
les implications.
Alors que la «tempête» souffle sur la ville,
l'écriture se fait l'écho d'une violence amplifiée
par la rumeur publique à partir des informations tendancieuses
transmises par la radio. Ce phénomène socio-médiatique
fréquent en période de crise est ainsi accentué
dans la conscience du narrateur du fait de sa jeunesse, de sa grande
sensibilité et d'une imagination exacerbée. Le récit
opère alors une sorte de métissage symbolique,
confondant de façon spectaculaire des chronotopes hétérogènes:
«Tu crois comprendre que tout ce trafalgar qui embrase l'En
Ville est peut-être tout simplement ce que les grands appellent
d'une manière embarrassée «La Guerre d'Algérie
». Peut-être qu'«Algérie» est le
nom d'un quartier comme Terres-Saintvilles ou Trénelle, ou
bien encore celui d'un nègre rebelle qui défie le
monde à la tête d'une horde de bougres révoltés23
.»
S'inspirant de bribes d'informations "sauvagement" recoupées,
Raphaël élabore alors peu à peu une sorte de
scenario dans lequel se télescopent plusieurs espaces
(«En France», «En Ville», «Algérie»,
«Cuba») et où se superposent différentes
époques avec leurs figures emblématiques (le temps
des «nègres-marrons» et celui des «fellaghas»).
Vision pour le moins surprenante de la réalité historique,
car si cette reconstitution est "fausse" dans les détails,
elle est étonnamment "vraie" dans son principe!
En effet, face au conformisme bourgeois d'un entourage empêtré
dans ses contradictions idéologiques, Raphaël établit
d'instinct, en quelque sorte, les connexions, voire les corrélations
– que confirme par ailleurs Fanon – entre les évènements
sanglants de Fort-de-France et ceux d'Algérie:
On sait maintenant que des liens existent entre la guerre d'Algérie
et les récents événements qui ont ensanglanté
la Martinique. Ce sont d'anciens fonctionnaires français
d'Afrique du Nord, les expulsés du Maroc, de Tunisie et
ceux qui étaient trop compromis en Algérie qui ont
provoqué la riposte des masses martiniquaises. La brutale
réaction du peuple martiniquais indique simplement que
l'heure est venue de clarifier les problèmes et de dissiper
les malentendus24.
Pour ce qui est du jeune narrateur de Ravines du devant-jour,
paradoxalement, son «malentendu» (au sens littéral)
avec les adultes «clarifie les problèmes» que
lui pose l'explosion de violence des adultes. Comme il l'explique,
avec une logique imparable, «Tout le monde autour de toi maudit
les «fellaghas», injure par laquelle ils désignent
ceux qui dressent des barrages sur le boulevard de la Levée
ou incendient des bâtiments publics à l'aide de bouteilles
de pétrole enflammées. Or la radio dit aussi les «fellaghas»
pour les révoltés d'Algérie, donc tu en déduis
que la guerre d'Algérie se déroule bien à deux
pas de ta maison.»25 C.Q.F.D.!
Plus sérieusement, serait-il possible d'avancer que le jeune
garçon, perçoit là, de manière intuitive,
les rudiments de la solidarité prolétarienne? Peut-on
aller jusqu'à dire qu'il est sensible à la similitude
de destin entre les "damnés de la terre", Antillais
et/ou Algériens? S'agissant d'un enfant, la réponse
paraîtra nécessairement contradictoire.
Bien sûr, le regard innocent mais néanmoins aigu de
Raphaël n'épargne pas les adultes de son entourage.
Comme l'Ingénu de Voltaire, il relève ainsi l'attitude
équivoque du père dont il ne saura pas «(...)
s'il condamne les manifestants ou ceux qui les ont réprimés,
ou alors les deux à la fois26»,
les excès du discours ultra-légaliste de Monsieur
Renaud («La Martinique est française depuis l'an de
grâce 1635, c'est-à-dire bien avant Nice, la Savoie
et bien entendu la Corse. Un ramassis de communistes assoiffés
de sang ne pourra jamais rien y faire27»)
et le comportement à la fois puéril et agressif de
Man Renée, «(...) fiéraude à la devanture
de sa maison pour bien montrer aux voisins, qui habitent de l'autre
côté de la rue et qui sont réputés «communisses»,
qu'elle les a vaincus. Battus à plate couture28.»
Ainsi, compte tenu de la force des intérêts et des
préjugés de classe parmi la société
bien-pensante de Fort-de-France (toutes couleurs confondues), il
est clair que l'appel à la révolte et à la
désertion lancé par Fanon depuis les maquis algériens29
– tout comme celui du «grand nègre solitaire
et dérisoire» évoqué précédemment
– ne risque pas d'être entendu.
Dans un tel contexte, il ne faut pas s'étonner si les observations
critiques de Raphaël ne débouchent pas encore sur une
remise en question fondamentale des valeurs familiales. De fait,
le jeune garçon continue par exemple à analyser les
comportements politiques en fonction des catégories morales
inculquées par ses parents («de richissimes fonctionnaires»).
Et c'est tout naturellement que «dans les jeux d'enfants,
«nègre-marron» a cédé la place
à «fellagha» pour désigner celui qui tient
le rôle de traître, de bourreau ou de scélérat.30»
En fait, il faudra attendre quelques années et l'entrée
au lycée pour voir le jeune héros du Cahier de
romances découvrir le «psychiatre martiniquais
qui avait déserté l'armée coloniale française
pour rejoindre les rangs des révoltés algériens
[et] avait dénoncé les tortures et les crimes commis
par les soldats français contre les populations villageoises
innocentes31». Le jeune homme
accède alors à un début de maturité
politique et commence à développer une réflexion
cohérente sur les phénomènes liés à
l'aliénation culturelle et à l'exploitation en Martinique
ou dans le reste du monde32.
Nous retrouvons des préoccupations similaires dans L'Isolé
soleil du poète et romancier guadeloupéen Daniel
Maximin. L'incipit nous présente Adrien et Marie-Gabriel,
deux jeunes gens qu'unit une véritable «fraternité
» et de remarquables affinités littéraires.
Au moment où, comme Raphaël, Adrien doit quitter son
île pour la France, nous apprenons, dans une correspondance
adressée à Marie-Gabriel, que depuis un certain temps
il a entamé, par le truchement de l'écriture, une
réflexion sur l'histoire des Antilles et sur la création
(poétique et musicale). Ce travail d'(auto-)analyse s'effectue
en symbiose avec celui effectué au même moment par
Marie-Gabriel qui se propose, quant à elle, d'écrire
le roman de sa famille. Nous réalisons ainsi rapidement que
ces deux projets parallèles n'en font qu'un en réalité,
mobilisant toute l'imagination, la sensibilité, l'esprit
critique d'un héros bifrons en quête d'une antillanité
problématique.
Datée d'août 1962, la première lettre d'Adrien
à Marie-Gabriel tient à la fois de la chronique et
du journal intime dans la mesure où elle mêle –
y compris sur le plan typographique – histoire et biographie,
anecdotes intimes et événements extérieurs.
La séquence s'organise à la manière d'un extrait
de «cahier» qui consignerait les moments les plus forts
de la relation entre le jeune homme et sa «sœur d'élection
». Les six derniers mois surtout – de mars à
août, date du départ d'Adrien – se déploient
en un crescendo étourdissant, comme une course folle avec
ou contre le temps33 qui culmine et
s'achève «derrière la mer» où le
jeune homme va débarquer. Au long de cette courte période
condensée en quelques pages, nous sommes en fait propulsés
à l'intérieur d'une véritable tornade narrative
broyant et combinant les faits et les acteurs, les émois
et les révoltes au rythme de l'Histoire, cette autre machine
infernale qui continue de "recycler" la mort et la vie
aux quatre coins de la planète34.
Avec l'évocation du personnage d'Ève, l'«amie
d'Alger», le jeune narrateur introduit de manière totalement
inattendue un troisième pôle spatio-temporel dans le
champ de la relation affective et scripturaire binaire de départ
(Adrien/Marie-Gabriel). Cette dernière se transforme alors
en un véritable "commerce" triangulaire35(Adrien/Marie-Gabriel/Ève)
entre Antilles (nom du paquebot qui «a repoussé
doucement le quai de Pointe-à-Pitre»), Métropole
(avec Paris pour destination et épicentre) et Afrique (l'Algérie
à la veille de son indépendance, mais aussi le Ghana
de N'Krumah).
Le surgissement de cette seconde figure féminine, elle
aussi livrée à la fièvre du poème et
à la douleur de l'exil, confère incontestablement
une autre dimension au dialogue épistolaire entre Adrien
et Marie-Gabriel, amplifiant en quelque sorte le thème majeur
du roman: la violence. Violence de l'histoire à
travers la double chronologie36 de
la répression coloniale en Algérie et aux Antilles
en cette année 1962. Violence des éléments
responsables des catastrophes naturelles (séismes, éruptions
volcaniques) et autres accidents d'avion – dont celui qui
causera la mort du père de Marie-Gabriel. Violence enfin,
salvatrice celle-là, de l'écriture (poétique
et musicale).
Sur le plan politique, de la dissolution du Front des Antillais
et Guyanais pour l'autonomie aux manifestations de Cayenne contre
l'installation de la Légion étrangère en passant
par les grèves de coupeurs de cannes en Guadeloupe et à
la Réunion, nous assistons à la dégradation
du climat et à la montée des revendications populaires
dans le "bassin des ouragans" et dans d'autres îles
"françaises" d'outre-mer. En contrepoint –
mais sans le décalage qu'implique cette technique musicale
– nous suivons aussi la phase finale de la guerre d'Algérie
avec l'O.A.S. et ses destructions, ses milliers de victimes et l'exode
navrant des «rapatriés». Ève37
figure d'ailleurs parmi ces derniers puisque après la mort
de son père, tué lors de l'explosion de l'hôpital
Mustapha, elle quitte définitivement l'Algérie meurtrie.
Encore une fois, l'histoire impose ici sa grandeur brutale et sa
vérité tragique comme l'indique assez le ton de la
lettre d'Adrien – « Tant de grands pans de rêves,
de parties, d'intimes patries effondrées, tombées
vides et le sillage sali38.»
En écho à la violence des hommes, des dépêches
du même type que celles évoquées plus haut signalent,
de loin en loin, le déchaînement des forces élémentaires
et comptabilisent ses conséquences. Comme il fallait s'y
attendre, c'est le feu qui permet de relier métaphoriquement
les deux violences : celle de l'histoire et celle de la nature.
Feu des avions qui s'écrasent à New York, au Cameroun
ou sur la Soufrière, feu de la terre qui tremble39
et nourrit le volcan familier, mais aussi feu de "l'incendie"
algérien40 malgré la
proclamation du «cessez-le-feu», le 19 mars –
«L'Hôtel de Ville et l'hôpital Mustapha d'Alger
sont dynamités par l'OAS», «10 millions de litres
de pétrole brûlent dans l'incendie du port d'Oran,
provoqué par une charge de plastic41».
Bien entendu, on sera tenté de voir dans la peinture de
ces fureurs telluriques l'expression d'une vision de l'histoire
que l'on qualifierait alors volontiers de baroque. En effet,
à la manière du Shakespeare de La Tempête
ou, plus près de nous, de certains auteurs latino-américains42
l'écriture de Daniel Maximin associe sur un mode volontiers
paroxystique les convulsions "révolutionnaires"
de la planète et celles des sociétés humaines.
Ainsi, il est difficile de ne voir qu'un simple hasard dans le fait
que le père d'Ève et celui de Marie-Gabriel périssent
tous deux par le feu le même mois de la même année
ou encore le fait qu'à trois jours d'intervalle, une explosion
spectaculaire embrase le ciel de la Soufrière et celui du
port d'Oran. Ce sont là, on en conviendra, coïncidences
historiques et/ou des "correspondances" romanesques plutôt
troublantes.
De même, on ne peut manquer de remarquer le caractère
réflexif d'une écriture qui revendique sa violence
de manière spécialement théâtrale tout
en s'interrogeant sur ses propres fondements. Dans la séquence
qui nous intéresse, cette dimension spéculaire apparaît
d'abord par le biais d'un personnage collectif décliné
en plusieurs variantes. Il s'agit d'une sorte d'écrivain
imaginaire idéal, à la fois martyre comme Mouloud
Feraoun ou Frantz Fanon43, et voyant
comme Césaire – sans oublier bien sûr Adrien,
Marie-Gabriel et Ève, les trois poètes-chroniqueurs
de ces Désirades sur lesquelles s'ouvre le roman.
Par ailleurs, la composition savante de cette séquence
exubérante joue manifestement sur les effets de rythmes et
les contrastes d'ambiances. Modulant violence et tendresse, passé
et présent, distance et proximité, elle entremêle
ainsi «rythmique grave des blues-men» et «cadence
créole», «appels des conques de lambis»
et «musique afro-cubaine», «fusées»
poétiques, et tempi syncopés des dépêches
de presse44. Confrontée à
la fureur combinée des hommes et des éléments,
alors même qu'elle commence à peine sa traversée45,
l'écriture décide de répudier les normes. Elle
"déborde" de toutes parts, fuse et se répand
dans l'urgence entre «roman», «lettre»,
«cahier», «poème», «dialogue»,
«jeu de mots», «dédicace», «journal»,
«histoire».
Cette mise en crise évidente des conventions littéraires,
cette désagrégation des repères habituels du
roman – régionaliste ou exotique – correspond
manifestement à une prise de position à la fois politique
et esthétique. Marie-Gabriel l'explicite d'ailleurs en termes
très clairs : «Presque tous les romanciers considèrent
les Antillais comme des enfants à l'heure de prendre sommeil
dans le souvenir des contes et des enfances. Mais les Antillais
sont des volcans endormis qu'il nous faut réveiller avec
des histoires de zombis, de macaques, de bambous, de rhum sec, de
musique et de coutelas46.»
Refus donc d'un art qui trahirait les «vieux projets de
révolte», qui accepterait d'édulcorer son «odeur
de soufre» originel pour prendre la «saveur doucinante
des pommes-France», suivant la belle métaphore de Marie-Gabriel.
On comprend alors mieux l'hommage posthume qui associe à
quelques lignes d'intervalle le romancier assassiné (Mouloud
Feraoun), le psychiatre rebelle (Fanon) et «les esclaves libres
éparpillés dans les sentiers du marronnage.»
En cet été 1962, les références explicites
à Ferrements, qu'Adrien, Marie-Gabriel et Antoine
vont acheter à Pointe-à-Pitre, prend tout son sens.
En effet, «le nouveau recueil de Césaire», s'il
célèbre les «espaces fertiles des enfances remuées»
en appelle aussi à «la vigilance armée47»
dans un contexte où l'affrontement séculaire entre
forces "réactionnaires" et peuples dominés/minorités
opprimées semble prendre un tour particulièrement
dramatique et crucial.
À quelques années d'intervalle, alors que le vent
de l'histoire a commencé à tourner pour les pays du
Tiers-Monde, nous découvrons un autre aspect de cette «vigilance
armée» dans le dernier volet de la "trilogie tchétchène"48
de Raphaël Confiant. Remarquons tout d'abord que le héros
baroque de La baignoire de Joséphine et le narrateur
de Ravines du devant-jour partagent le même rapport
problématique – polémique et passionné
– à la littérature, à l'identité,
à la politique. Abel campe ici un personnage d'écrivain
outrageusement "tropical"49,
à la fois jouisseur et désabusé, qui enquête
sur la disparition mystérieuse de la «descendante de
Christophe Colomb», la belle Anna-Maria de la Huerta, en compagnie
d'un comparse non moins excentrique, Saint-Martineau. Leurs tribulations
rocambolesques les amènent en fait à explorer «les
mangroves déroutantes de la créolité50»
et à se trouver confrontés à des situations
souvent cocasses.
Témoin cette séquence où, désespéré
par l'absence d'Anna-Maria et totalement en panne d'idées,
Abel décide d'aller consulter Villassamin, un «vieux
sorcier hindou du quartier Belem». Chez le "quimboiseur"
hérétique, au cours d'une parodie de rituel, l'écrivain
fait une mauvaise chute et perd connaissance. C'est alors que lui
revient en mémoire «un épisode de [sa] vie en
Algérie sous le règne du vénéré
leader Houari Boumediene51.»
En l'occurrence, il s'agit d'un souvenir qui remonte au début
des années 70, période marquée en Algérie
par les débuts de la "Révolution agraire".
Pour éviter d'être «embarquer» par les
militaires, Abel et Idriss, son compagnon de chambre à la
cité universitaire, vont simuler une scène d'amour.
Le subterfuge réussit mais bien des années plus tard,
le narrateur découvrira par hasard dans un magazine qu'Idriss
a été assassiné par le F.I.S.
Cette séquence est d'autant plus surprenante que, dans
le déroulement de la diégèse, rien jusque là
ne semble l'annoncer et à plus forte raison la justifier.
Il y a bien, quelques pages plus haut, la rapide allusion à
une «bande de pédés» – expression
reprise presque mot pour mot lors de la tentative de «rafle»
des deux étudiants52 –
ou encore un calembour relatif à l'agilité toute «maoïste»
du narrateur, mais on conviendra que cela est insuffisant pour éclairer
le sens de cette analepse. Par ailleurs, que penser de l'étonnement
exprimé par Abel lui-même lorsqu'il se demande «pourquoi
ce souvenir me remonta-t-il à la surface au moment où
je tombai dans les pommes suite au choc de mon front contre le rebord
de la bassine de sang de Villassamin? Mystère de l'inconscient!53
».
Certes, la mémoire est une faculté complexe et souvent
capricieuse. Il est néanmoins plus vraisemblable de penser
que cette scène de "délire algérien"
a quelque chose à voir avec une particularité de l'écriture
de Confiant dans la "trilogie tchétchène"
. Cette dernière abonde en parenthèses digressives
et en détours divagatoires, voire en micro-récits
enchâssés dans lesquels le narrateur donne libre cours
à son imagination, à sa verve et à ses humeurs.
Ce procédé s'inspire probablement autant des intrigues
à tiroirs du roman populaire, des méandres comiques
du récit picaresque que des multiples rebondissements du
conte de tradition orale. Cependant, ne peut-on pas aussi interpréter
cette esthétique dans la perspective que propose Édouard
Glissant dans son Discours antillais, quand il définit
le «Détour» comme «(...) le recours ultime
d'une population dont la domination par un Autre est occultée:
il faut chercher ailleurs le principe de domination, qui n'est pas
évident dans le pays même (...)54»?
Parmi les diverses figures du «détour antillais»,
selon Glissant, nous trouvons précisément celle incarnée
par «(...) les intellectuels antillais [qui] ont mis à
profit cette nécessité (...) pour aller quelque
part, c'est-à-dire lier en la circonstance la solution
possible de l'insoluble à des résolutions pratiquées
par d'autres peuples55.» C'est
Fanon qui est bien évidemment cité en premier. Mais
qu'en est-il alors de notre héros?
À l'évidence, les informations que fournit complaisamment
Abel à propos de son séjour relèvent toutes
de ce que l'on serait tenté d'appeler le "détour
algérien"56. Car comment
interpréter sérieusement l'allusion à «la
guerilla dans les djebels» quand on connaît l'indiscipline
foncière d'Abel? Comment le croire lorsqu'il déclare
avoir rejoint «les rangs du Front de libération des
Antilles» alors qu'il refuse de «faire les cons avec
des centaines d'étudiants de toutes nationalités persuadés
de faire la Révolution agraire»? Même remarque
à propos de la parodie de "drague" homosexuelle
dans laquelle s'exprime à la fois la remise en cause des
stéréotypes machistes – plus répandues
dans les sociétés du Sud – et la critique des
rapports de violence et d'exploitation politiques57
dont souffrent les colonisés et ex-colonisés. En Algérie
comme aux Antilles, tout comportement sexuel marginal peut être
interprété comme délinquant, voire subversif
dans certains cas. En exhibant une sexualité ouvertement
"contre-révolutionnaire" Abel et son compagnon
de chambre risquent gros mais échappent ainsi à une
corvée de "volontariat" dont la fonction répressive
est soulignée au passage.
À la lumière de ces quelques observations, il apparaît
que l'apparente gratuité de la séquence algérienne
de La baignoire de Joséphine dissimule une logique
d'un autre ordre. En l'occurrence, cette stratégie intellectuelle
et textuelle s'inscrit dans le projet de déconstruction idéologique
"tous azimuts" de Confiant. Elle s'impose d'elle-même
étant donné la nature de l'entreprise de dévoilement
du processus de «crétinisation définitive de
l'homo martinicensis58.»,
pour reprendre la formule d'Abel. Cette démarche atteste
aussi, selon nous, d'une conception fondamentalement pessimiste
de l'histoire et de la littérature, tout au moins telles
que l'Occident les définit. Cette affirmation peut paraître
curieuse si l'on s'en tient aux apparences d'une écriture
saturée de références à l'actualité
politique et friande de "clowneries" narratives. Pourtant,
comme le rappelle Patrick Chamoiseau dans une remarquable postface:
«Autour du rire créole, il y a toujours de la nuit,
de la mort, de l'angoisse. Confiant connaît cette blessure.
Son héros, Abel, que nous suivons depuis Bassin des ouragans,
erre dans la sinistre réalité d'un de ces pays que
l'on appelle "Dom-Tom": la Martinique. Un peuple, une
terre, transformés depuis 1946 en "département
français", se trouvent enfouis sous les abondances de
l'assistanat, de la dépendance et de la consommation»59.
Ainsi, au-delà de la remise en question des pouvoirs supposés
de l'écriture, par le recours à la dérision
et à l'auto-dérision se profile une féroce
«critique de la raison historique»60
, celle des mémorialistes patentés et autres historiens
officiels. Au fond, ce que refuse Raphaël Confiant, c'est cette
complaisance proche de la compromission qui installe l'écrivain
dans la posture confortable de l'idéologue de service –
à la manière des romanciers «réalistes»
européens mais aussi à la façon des «scribouillard(s)
de romans exotiques»61. Cette
aversion pour les jeux de rôles littéraires le conduit
jusqu'à tourner en ridicule les tics stylistiques et les
coquetteries langagières des promoteurs d'une «créolité»
souvent très médiatique…dont il fait pourtant
partie! Ainsi, apostrophé en «basilecte» pseudo-créole
par une ombre suspecte aux abords de Texaco, Abel réagit
avec une violence inattendue:
Non mais il se croyait dans un roman de la créolité,
ce vieux débris ? (...) Je me sentais plus tchétchène
que jamais. Si j'avais eu un sabre ou une Kalachnikov, j'aurais
trucidé tout ce qui bougeait. Bon, c'est vrai, dans la
fanfare identitaire, j'avais pris l'habitude de jouer de la grosse
caisse mais après cette nuit éprouvante, je ne me
sentais même pas la force d'y jouer du pipeau62.
S'agissant enfin de l'Algérie des années 70, nonobstant
ses ambitions tiers-mondistes63, le
régime de Boumediène apparaît comme une dictature
militaire qui n'hésite pas à recourir à la
force pour imposer ses options politiques à une population
jeune et naïve. Des années plus tard, cette violence
va engendrer une contre-violence bien plus spectaculaire, celle
du «Front Islamique des Salauds». Le récit se
contente ici de juxtaposer chronologiquement les événements
et n'instaure pas une relation de cause à effet entre les
deux phénomènes historiques. Pourtant, la mort absurde
d'Idriss peut aussi s'interpréter comme une conséquence
indirecte d'un climat de brutalité et d'intolérance
entretenu par le pouvoir et son armée. Finalement, c'est
parce qu'il refuse toute forme d'embrigadement (pour la Révolution
agraire et pour l'Islam intégriste) qu'Idriss est d'abord
humilié par les militaires avant de se retrouver quinze ans
plus tard au mitan d'un monceau de cadavres égorgés
sur une petite place publique d'Oran64»
Sans aller jusqu'à risquer sa vie – ou de façon
toute métaphorique et rabelaisienne! – le narrateur
de La baignoire de Joséphine combat lui aussi les
dérives idéologiques et les manipulations politiques.
Entre deux "surfs" sur Internet et diverses incursions
dans les zones interlopes de la « nègrerie »,
il évolue dans une sorte d'univers interstitiel fantasque
et dangereux. Jonglant avec les apparences et les conventions, faisant
flèche de tout bois, il profite du système mais le
combat par l'outrance, la ruse et le «Détour»65.
Si aux yeux de ses concitoyens, il incarne le type même
du parasite social, volontiers cynique et roublard66,
en réalité, Abel a le sentiment de faire partie d'une
race en voie de disparition, celle des chevaliers errants. Don Quichotte
des tropiques, il parcourt en tous sens – c'est bien le cas
de le dire ! – un monde étrange et de plus en plus
dérisoire en proie à «la vagabondagerie généralisée,
(...) la bordélisation si vous préférez67.»
Si le héros finit par retrouver sa Dulcinée, le lecteur
pressent qu'il n'en est pas pour autant au bout de ses peines et
qu'il n'en a pas fini avec les moulins à vent du "village
global" cher à Mac Luhan.
Chez Confiant comme chez Maximin, la critique idéologique
et l'éveil politique passent par un travail de mémoire
qui emprunte souvent les chemins de traverse de ce qu'il faudrait
appeler la "délinquance narrative" . Selon Michel
de Certeau, «Si le délinquant n'existe qu'en se déplaçant,
s'il a pour spécificité de vivre non en marge mais
dans les interstices des codes qu'il déjoue et déplace,
s'il se caractérise par le privilège du parcours sur
l'état, le récit est délinquant.68»
Que l'histoire récente de l'écriture antillaise relève
du «déplacement», du «Détour»,
voire de l'exil, les "divagations" algériennes
de nos trois textes en fournissent une illustration supplémentaire.
Mais ne pourrait-on pas en dire autant des écritures maghrébines,
à commencer par la production littéraire algérienne
contemporaine69? D'une certaine manière,
l'exil n'est-il pas au cœur de la condition moderne, celle
que sont appelés à connaître tous les hommes
sous "les soleils du nouvel ordre mondial"70?
Au fond, entre Méditerranée et Caraïbes, la
question centrale que posent nos trois textes, sans pouvoir y répondre
autrement que par détours et métaphores, – mais
n'est-ce pas là la "tâche aveugle" de toute
écriture? – est bien résumée par Antoine
dans une lettre à Marie-Gabriel. «Comment faire cohabiter
poésie et histoire?», s'interroge-t-il, et il poursuit:
«Écrire n'est ni un salut ni un jeu gratuit: c'est
un jeu salutaire. Il nous faut pirater l'histoire et l'écriture,
accrocher nos grappins à leur culture sur nos trois continents71».
Beau projet en effet. Belle et grande alternative métisse
à une mondialisation qui bégaie de plus en plus sinistrement.
|