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Message du Recteur de l’Université d’État d’Haïti
aux États et aux communautés de la Caraïbe

à l’occasion des Consultations sur Haïti
(Jamaïque 11-13 juin 2023)

Fritz Deshommes

Drapeau d'Haïti

Des raisons indépendantes de ma volonté m’empêchent d’honorer l’aimable invitation de l’Honorable Premier Ministre Philippe «Brave» Davis des Bahamas et de participer aux Consultations sur Haïti qu’organise la Conférence des Chefs de Gouvernement de la CARICOM du 11 au 13 juin 2023 à Kingston, Jamaïque.

Je me réjouis de ce que la CARICOM se sente interpellée par la situation que vit mon pays. L’instabilité chronique, l’insécurité, la désespérance, l’effritement social, la misère économique, la déperdition de l’État, la perte de repère, tout ceci caractérise la nation haïtienne en l’an de grâces 2023.

Et j’imagine que, comme nous, vous vous demandez ce qui est arrivé à ce pays qui, pour toute la Caraïbe et depuis des temps immémoriaux, a toujours constitué une référence, un modèle, un exemple, une fierté.

Car Haïti, pour répéter le poète et philosophe martiniquais Edouard Glissant, c’est «la Terre Matrice des pays antillais», le «point focal de la Caraïbe».

Haïti, c’est l’Indien Hatuey du Xaragua, connu comme le premier guérillero de toute l’Amérique qui, en 1511, traverse la mer caraïbe pour  voler au secours de nos frères de l’ile voisine de Cuba en quête de liberté et dont il va devenir le premier héros national.

Haïti, c’est le cacique Henry, le neveu de la reine Anacaona, qui dans le Bahoruco inflige aux usurpateurs espagnols leur première grande défaite dans la Caraïbe (1515-1533).

Haïti, c’est Toussaint Louverture et Jean Pierre Boyer qui abolissent définitivement l’esclavage en République Dominicaine.

Haïti, c’est l’inspiration primordiale pour toutes les populations de la Caraïbe en lutte contre la servitude.

Haïti, c’est la patrie de l’une des trois plus importantes Révolutions Mondiales du XVIIIe siècle, celle qui changea pour toujours l’ordre mondial de l’époque et qui continue à inspirer les meilleurs idéaux de l’humanité.

Haïti, c’est le plus grand abolitionniste de tout le continent américain, y compris de la Caraïbe.  

Haïti, le premier à avoir mis la Caraïbe libre sur la carte du monde.

Haïti c’est Anténor Firmin avec José Marti et d’autres dans le projet de Confédération Antilléenne.

Haïti, «où la Négritude se mit debout pour la première fois», disait le poète antillais et caribéen Aimé Césaire.

Haïti, dont rappelait le Premier Ministre Kenny Anthony Davis de Ste Lucie, qu’il montra le chemin à tous les frères caraïbéens lesquels, précisait-il, auraient pu encore être enchainés s’il n’y avait pas cette geste magistrale de 1804 (Port-au-Prince, 2013).

Haïti «qui n’en finit pas d’acquitter l’audace qu’elle eut de concevoir et faire lever la première nation nègre du monde de la colonisation».

Haïti se meurt aujourd’hui et paie encore sa ténacité, son prosélytisme révolutionnaire, sa solidarité et sa générosité envers les pays de la Caraïbe et de l’Amérique Latine.

Haïti envers qui toute la Caraïbe a une dette éternelle.

À la veille de cette rencontre qui pourrait se révéler historique et prometteur, il est important de rappeler ces notions fondatrices.

Haïti stigmatisée dès sa naissance, mis au ban de la communauté internationale dès l’origine, a besoin de ses frères, de ses voisins, de ses fils et de tous ceux qui ont bénéficié de sa solidarité, de sa générosité, de son sens de la dignité.

Aujourd’hui Haïti a besoin d’être considérée pour ce qu’elle est réellement, dans son histoire, dans sa culture, dans ses richesses, dans son patrimoine, dans ses faiblesses, dans ses difficultés, dans ses malheurs, dans ses espérances, dans ses potentialités, dans ses projets.

Aujourd’hui Haïti a besoin de rappeler que, sans vouloir ignorer les actions néfastes de ses fils les plus dénaturés, elle n’est pas la seule responsable de cet état dans lequel il se trouve maintenant. Qu’il lui arrive souvent de ne pas avoir la maitrise du choix de ses dirigeants, des résultats de ses élections, des programmes et projets qu’elle met en œuvre ou qu’on met en œuvre à sa place.

Que ses ressortissants ne sont pas toujours les plus grands acteurs ou les plus grands bénéficiaires des actes de corruption et des grands trafics transnationaux qu’on réalise en son nom.

Aujourd’hui Haïti a besoin de crier haut et fort qu’elle  a ses propres projets, ses propres ambitions, ses propres espérances, qu’elle sait clairement où elle veut aller et comment y arriver. Mais qu’elle en a été empêchée. Que, pour y arriver, elle a besoin de l’appui, de la solidarité, de la bienveillance de ses nations-sœurs.

Dans ce contexte, la CARICOM pourrait jouer un rôle majeur. Par sa proximité géographique, socio-économique, culturelle, ethnique, elle est capable de mieux apprendre, de mieux connaitre, de mieux sentir, de mieux comprendre Haïti et de la présenter sous son vrai jour, dans sa vraie réalité. Elle peut porter la communauté internationale à mieux respecter ses choix et à poser un regard plus objectif, loin des traumatismes et des ressentiments du passé.

La CARICOM peut ajouter sa voix à celles des forces vives de notre nation vivante, présente, résiliente, pour porter ceux qui se sentent encore lésés par 1804 à se ressaisir, à tourner la page, à respecter l’envie de vivre dans la paix, dans la dignité, dans la décence et de développer leur pays de tous nos concitoyens.

La CARICOM pourrait être cette interface qui s’interpose entre ceux qui veulent enfermer la nation haïtienne dans l’humanitaire et ceux qui luttent pour un pays prêt à retrousser ses manches et à gagner sa vie à la sueur de son front.

La CARICOM, avec ses États et ses Chefs de gouvernement, avec sa société civile, ses universités, ses académiques, ses professionnels, peut se mettre debout aujourd’hui pour Haïti. Comme Haïti a su se mettre debout pour la Caraïbe, pour l’Amérique et pour l’humanité, dans leurs rêves de liberté, de souveraineté, de justice et de bien-être.

Juin 2023

Fritz Deshommes
Recteur de l’Université d’État d’Haïti (UEH)

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 Viré monté