«Pawol Kreyol»

Le premier roman de Didier MANDIN :
"Banlieue VOLTAIRE" (oct. 2006 – éd. DESNEL)
Une jeunesse en «Morceaux de vie»

par Véronique LAROSE 

Pawol Kreyol

Alfred ALEXANDRE | Ano (Eddy FIRMIN) | Nicole CAGE-FLORENTINY | Philippe CANTINOL | Aimé CÉSAIRE | Ina CESAIRE | Patrick CHAMOISEAU | Romuald CHERY | Pierre CLERY | Maryse CONDÉ | Raphaël CONFIANT | Tony DELSHAM | Suzanne DRACIUS | Suzanne DRACIUS 2 | Igo DRANÉ | Jules EULALIE | Rodolf ETIENNE | Daniel ILLEMAY | Félicien JERENT | Fabienne KANOR | Elise LEMAI | Alain MABIALA | Didier MANDIN | Tony Mango | Elvire MAUROUARD | Ruth Narbonnais | Daniel-Yves PHAROSE | Gisèle PINEAU | Audrey PULVAR | Juliette SMERALDA | Sylvia SERBIN | Joseph ZOBEL | Adèle et la Pacotilleuse | Cénesthésie et l’urgence d’Etre… | La Compagnie «BOUKOUSOU» de Max DIAKOK | Des travaux collectifs littéraires | La permanence psychologique du CASODOM | La Noce chez les Petits Bourgeois…créoles | Nous étions assis sur le Rivage du monde… | Quand la Révolution, aux Amériques, était nègre… | «l’Alchimie des Rêves» | «Les Voix nègres de Victor Hugo» | Pour une Mémoire musicale antillaise | Le «Quiz-kréyol» de Philippe MARIELLO | Les Postiers déracinés Provinciaux, Antillais… des racines et des lettres» | La Mémoire enchaînée – Questions sur l’Esclavage de Françoise Vergès | Les Editions DESNEL | Deux recueil des Editions DESNEL | Hommage à Aimé Césaire - Symphonies Nègres | L’Oralité créole en envol! | Atelier de créole à Paris | L’Avenir est Ailleurs | Atelier de créole à l’Amicale RATP DOM TOM | En Poésie la Vie | Ti Niko le héros espiègle | «A l’ombre du Corossolier» | La Prison vue de l’intérieur | Zôdi nonm | Pilibo | Xavier Harry | Mes Quatre Femmes | Firmine RICHARD

Banlieue Voltaire

Banlieue Voltaire • Didier Mandin • Éditions Desnel • 2006• ISBN 2915247072 • 19 €

1. Les implications de Didier MANDIN :

Originaire de Guadeloupe, Didier MANDIN est trentenaire. Né et grandi en région parisienne, il a un cursus économique et commercial - précisément un DESS en Finances de Marché - suivi à l’université Paris-Dauphine. D’où une boulimie d’informations: «pour comprendre le monde, les enjeux économiques, les racines historiques de certains conflits», déclare-t-il.

Professionnellement, il étudie l’aspect multiculturel de notre société en dirigeant AK-A pour "Afro-Karibean Awareness" [Conscience Afro-Caribéenne], une société de marketing ethnique née en 2005, pour le markéting des populations «afro-françaises». Ses prestations: cette agence, qui dispose directement en ligne d'un panel de consommateurs afro-français, réalise des études de marché, des enquêtes. En avril 2006, Didier MANDIN s’était exprimé très fermement sur cette question afro-française dans «le Nouvel Observateur» en déclarant: «j’ai beau être métis à la peau très claire, je suis un «négropolitain». Je parle, je danse et je mange antillais. Dans la Haute Finance, j’ai côtoyé des gens très diplômés mais très cons, capables de sortir des réflexions xénophobes sans imaginer que je pouvais être concerné. Nos parents ont accepté d’être mal considérés sans broncher. Ma génération ne demande plus le respect, elle l’impose» («Le Nouvel Observateur » n°2162, semaine du 13.04 au 20.04.2006: «Nous, les Noirs de France»)

Toujours dans la même mouvance de représentativité, AK-A a lancé une initiative originale en novembre 2005, via son site, en diffusant le "Tchip Show" (Kalihnas Production). Une série - style sitcom - réunissant des acteurs afro-caribéens pour de courtes séquences. La tonalité: humour en suivant le quotidien d'un groupe d'amis, avec des clichés de comportements assumés – la drague, la sape, etc. Néanmoins, les personnages ont su s’assurer une stabilité professionnelle. L'écriture du scénario? Didier MANDIN et son associé Pascal Thomas, Responsable commercial d'AK-A.

2. Les pistes d'écriture de ce premier roman :

Extrait: " pour un jeune de vingt-quatre piges, il [Ludo] en a dans la caboche, et en ce moment, il est à la croisée des chemins. Il a terminé de hautes études de marketing dans une haute école de commerce, l'ANSEC, à Paris. A présent, il veut se prendre une année pour lui, et se faire plaisir avant de rentrer en compét' sur le marché du travail et prendre un appart'. Il sait que ça ne va pas être de la tarte pour trouver un job, même avec ses diplômes. Il n'a pas la couleur locale, comme dit Tonton David, et puis Morcy, c'est peut-être pas Sarcelles, mais c'est discriminant, à cause des trente-cinq minutes de RER... Si, je vous jure! Les employeurs ont peur des retards et des grèves SNCF. " (p. 13)

Didier MANDIN, une plume émergente: publié en octobre 2006, «Banlieue Voltaire» bénéficie d’un traitement tout particulier de la part des Editions DESNEL. En devenant le plus jeune auteur (28 ans) de cette maison d’édition, Didier MANDIN représente une plume émergente à qui les Editions DESNEL ont réservé une jaquette au visuel accrocheur par le contraste des couleurs gris terne-rose fluo. Un contraste qui colle à l’univers de «banlieue-dortoir» du roman. Didier MANDIN insiste sur sa volonté de  mettre en lumière, avec Ludo, un autre type de personnage, «un personnage ancré dans la réalité urbaine mais profondément différent des personnes qui l’entourent». Je voulais montrer qu’il y a des «mecs prodigieusement différents en banlieue». Cette différence est perceptible dans l’éclectisme des références musicales de Ludo: Brel, Patrick Saint Eloi, le jazz, le rap, etc. Didier MANDIN envisageait d’ailleurs un support original: «dans mon idée de départ, je voulais une B.O. de mon livre».

Un univers, une atmosphère: Didier MANDIN nous livre là son premier roman – écrit en six mois à peine. Ce roman, chapitré de façon rapide, percutante, est construit sur un soliloque [discours de qqn qui, en compagnie, est seul à parler]. «Banlieue Voltaire» est un récit ancré dans l’actualité: à travers les mots vrais d'un surnommé "Voltaire", nous suivons les pas d’un groupe d’amis à Morcy-sur-Marne, au cœur d’une «banlieue-dortoir, mais une banlieue sans rêve. On y grandit, on y vit, on s'y ennuie, mais souvent on s'y marie et on y finit" (p. 11).

Pour le plaisir: «une virée zouk», «danser coupé décalé à l’Atlantis» (p.64), du pro-soccer à la Playstation. Pour le pire: les constantes rixes avec la cité voisine, le Lonsoir («il y a encore eu des frictions avec les gars du Lonsoir. Ca a goumé sec» p. 111). Pour sortir au plus près: le centre commercial «La Luna Bleue». Pour se divertir plus loin: les trajets épiques vers Châtelet-les-Halles, le samedi, d’abord avec le bus 311 puis en RER. En effet, quitter Morcy-sur-Seine en transports est un véritable divertissement: tout s’y sait très vite, grâce à l'efficacité imparable du bus 311 - le temps du trajet, les commérages-makrèlaj' circulent...

Le fait-prétexte de ce récit: Voltaire est approché par des journalistes qui envisagent de consacrer un article à "un Noir qui a fait des études, pour montrer...qu'en France... on peut être noir et avoir fait des études" (p. 7). Ils recherchent un "exemple type de ce que produit la banlieue-dortoir" (p. 7). Et ce sera Ludovic OPRION, jeune Antillais de 24 ans, "l'intello de [leur] bande" (p. 12). Fraîchement diplômé, Ludo est un méritant Bac+5 : il vient de finaliser ses études de marketing à l'ANSEC («comprenez l’année sèche!!! » plaisante Didier MANDIN), une haute école de commerce. Ludo est brillant mais... "un négro chelou" (p.12), «un exemple d’intello fainéant» (p. 81) précise Voltaire. Ludo se lance dans un défi fou pour ses amis de Morcy: se présenter à un concours de chant en remettant au goût du jour Sinatra, et remporté le premier prix: un voyage à New-York.

Des personnages attachants, malgré eux, malgré tout: face aux journalistes, Voltaire acceptera - avec des mots justes - de se concentrer sur les prises de position de Ludo. Voltaire retracera également les itinéraires de chaque "pote" et "potine", estimant que ce groupe est uni par «vingt piges d’amitié» (p.139). Voltaire par lui-même: Antillais, spontané, comédien manqué, il est secrètement intéressé par des études de psycho-socio et voit en Ludo un maître, un guide culturel. Abdou et Pti Gus: deux cousins Ivoiriens aux routes paradoxales - l’un en échec social, l’autre en brillant élève, brisé dans son élan de réussite vers des études de médecine. Le surnommé «Teknik»: Polonais, passionné d’informatique, séducteur infaillible ou presque de «choupipites». Sylvain RIZOR / «Vainvain»: Martiniquais, il aligne les trois D de Dragueur-Driveur-Danseur.

Et aussi, en périphérie: Pépito («le black colombien»), Kader («monsieur bizz»), Park (Laotien, très/trop silencieux), H et Mo («les Marsouins», groupe de 2 rappeurs), Christina («exubérante», veut devenir chanteuse ou mannequin, à voir…), Samra (la Muse inaccessible de Ludo), Christelle (Martiniquaise, «une vraie Lady, charmante, peau chapée»), Lucy (conquête trop superficielle de Ludo: "chez elle seul le miroir réfléchit"), Sabrina, etc. Sans oublier les voisins-voisines : les Geroueck (un couple de professeurs bretons affectés à Paris et en dépression chronique, en alternance…), les Humbert (un couple persuadé que la retraite sera le moment de tous les voyages…), etc.

La Parole donnée…s’envole: mis en confiance, convaincu de positivement décrire ses amis aux journalistes, même avec ses digressions «off caméra», Voltaire leur livrera, un an durant, les profils socio-culturels de ses amis. Et il découvrira, trop tard, les conséquences de ses confidences: un article désastreux qui se perd en clichés ressassés-remâchés sur les banlieues… La confiance trahie entre Voltaire et «la bande» sera pourtant rétablie grâce aux surprenantes aptitudes de répartie d'un Ludo déterminé à exister. Malgré les failles d' "un système médiocre" (p. 169): Ludo saura publiquement – avec les médias eux-mêmes - retourner la situation à son avantage et à l’avantage de ses amis de Morcy (les Morceaux, et oui!).

3. Des thématiques socio-culturelles spontanées: extraits

Sous des dehors très légers, le récit de Voltaire est un vecteur de réflexions d’actualité : observateur, il nous confie – avec spontanéité - ses perceptions du quotidien. Une tonalité émergente : une grinçante désillusion…

  • la notion de migration, pour un droit à un Ailleurs meilleur: «le Bumidom [BUreau des MIgrations des DOM] avait tout bien organisé pour les Antillais. Y avait besoin de main d’œuvre en France. Mme RIZOR [manman de Sylvain] nous a raconté une de ces fois combien ça avait été dur pour elle de quitter sa famille pour un endroit qu’elle ne connaissait pas, pour des saisons qu’elle ne connaissait pas, pour un racisme qu’elle ne connaissait pas. Une fois en France, il s’agissait d’occuper les postes administratifs pas très bien payés, dans les hôpitaux, ou à la Poste. C’était dur, mais ça permettait d’aider les parents, et surtout y avait la sécurité de l’emploi […]. Ludo dit souvent que la sécurité de l’emploi a été un bon anesthésiant pour les migrants antillais des années 70» (p. 89) - «eux ont choisi la déportation volontaire, loin de leur terre et de leur famille. Des Antilles, d’Afrique noire ou du Maghreb, tous voulaient s’éloigner de la misère ou des difficultés, partir pour une autre chance, une autre destinée; ils ont entaillé leurs racines parce qu’il leur semblait que leur coin de ciel bleu se trouvait quelque part dans la grisaille métropolitaine. L’avenir de leurs gamins valait bien dix soleils» (p. 152) - «Pti Gus a eu son bac scientifique avec mention très bien. […] Pti Gus sait que tous ces sacrifices sont le prix du billet retour pour Abidjan. Ce retour, il se l’est déjà fait des dizaines de fois en 16/9, et cette année, il a attaqué sa prépa médecine le couteau entre les dents» (p. 57)
     
  • une identité questionnée: «J’ai demandé à Ludo «c’est quoi un Antillais?» Je vous le donne dans le mille! Il m’a répondu «Je sais pas, Voltaire» (p.91)
     
  • le métissage – un fiel explicite: les constats sociaux rapportés par Voltaire sont parcourus de corrosives allusions. Les rapports Noirs/Blancs impliquent les notions de «marché», de «mode», en plein essor: «le Noir est à la mode comme jamais en ce moment. Toutes les filles veulent le leur. C’est-à-dire que le Noir, c’est un peu le passage obligé dans le parcours initiatique des coquines, ou du moins de celles qui se considèrent comme telles, et puis on a beau parler d’ouverture d’esprit et tout ça, un Noir ça conserve la saveur de l’interdit, surtout auprès des parents.» (p. 99) – «si les go [les filles] aiment le Noir, il semble qu’elles marquent une légère préférence pour le Noir antillais» (p. 101) - «il faut ajouter à cela deux phénomènes récents. Le premier c’est le marché du mariage qui est en pleine déliquescence. Cela engendre de menus butinages à gauche ou à droite de la part des femmes mariées de longue date ou fraîchement divorcées. Dans ces cas-là, quoi de mieux qu’un Noir pour oublier? […] Le deuxième phénomène prenant de l’ampleur, c’est l’arrivée sur le marché d’un tas de métisses tout juste à maturité, toutes plus belles les unes que les autres» (p.101-102) - «le marché du bébé métis est également en plein boom. Elles veulent toutes le leur. […] Ca fait des cheveux rigolos et des couleurs de peaux marrantes, les bébés «café au lait». Mais pour que ça plaise aux mamans, faut qu’ils soient bien bronzés les bébés (pas trop noirs, car il ne faut pas exagérer non plus), mais assez bronzés pour qu’il n’y ait pas de doute sur leur métissage» (p. 102)
     
  • la désillusion sociale se dit et se lit dans l’amertume d’un Ludo, d’un Pti Gus, ou encore dans la rage d’un Abdou: «la France sent le rance, elle moisit, elle vieillit, elle flippe, elle est aigrie, elle chiale. […] Y a pas de projets ici, rien qui fasse bander, et encore moins si t’es labellisé UV naturels» (p. 75) - «tu trouves que j’ai une gueule d’Européen? Je suis déjà pas sûr d’avoir une gueule de Français…» (p.87) - «Français pour nous c’est un point commun. C’est le truc qui relie nos histoires. Des histoires qui prennent racines bien loin de l’Europe et de la France. Et qu’on ne me dise pas que je raisonne mal, car ces ancrages lointains, on n’arrête pas de nous les lancer à la gueule, pour un job, un logement ou une entrée en boîte de nuit» (p. 87) - «c’est bien connu, ANPE = Aucun Nègre Pour l’Emploi», comme dit Arsenic [rap français]» (p. 95) - «on nous admire uniquement lorsqu’on court, saute ou chante» (p. 121) - «le Noir est trop occupé à jouer au Noir, trop content d’être admiré ou craint dans le seul rôle pour lequel il occupe la tête d’affiche» (p. 121)
     
  • une culture à ré-habiliter dans le débat républicain: «Ludo m’a dit qu’il n’y avait plus qu’à attendre de voir si les élites antillaises se décident à faire leur job, qu’il serait bon qu’elles fassent pression pour imposer le rafraîchissement des programmes scolaires, afin que l’histoire commune soit commune sans exception» (p.93)
     
  • -les Antillais et leurs élites – un trait d’union à construire: «Il [Ludo, niveau Bac +5…] m’a dit qu’il avait tenté de lire des bouquins écrits par d’illustres écrivains antillais sur la négritude, la créolité et plein de trucs comme ça, des bouquins d’Aimé Césaire et tout ça…Il n’a rien compris… […] Faut pas croire y a plein d’écrivains antillais balèzes. Ludo m’a dit qu’il y en avait même un qui avait reçu le Goncourt au début des années 90. Je lui ai demandé si le bouquin du Goncourt était bien. Je vous le redonne en mille. Il n’en sait rien, il n’a rien compris.» (p. 91-92) - «Suzanne DRACIUS, une de ces rares femmes écrivains martiniquaises. Tiens faudrait que je demande à Ludo une fiche de lecture sur «L’Autre qui danse» [1989 – rééd. 2005 le Serpent à Plumes – coll. «Motifs»]» (p. 123)
     
  • la nécessité de mobilisation antillaise: «y a des Antillais en France, et quand ils se mobilisent…attention! Quand ils se regroupent, ça peut faire flipper. Bon, actuellement ils se regroupent essentiellement pour le carnaval ou à la Foire de Paris, mais qui sait, un jour peut-être, prendront-ils conscience de ce que le nombre peut servir à autre chose qu’à danser le zouk dans la rue» (p.104-105)

Le récit de Voltaire sonne vrai et dit vrai. Didier MANDIN a su écrire les difficultés socio-culturelles de la jeunesse née et grandie «Ici»: une jeunesse qui, malgré tout, aspire à un tremplin d’authentique méritocratie. Le roman «Banlieue Voltaire» balise l’actuel débat de la représentativité afro-française à travers les destins croisés de ces jeunes personnages.

Véronique LAROSE – le 5 novembre 2006

Contacts :

Didier MANDIN - Site AK-A

Les éditions DESNEL - Email

Éditions Desnel, 68, avenue du Gouverneur Félix Éboué, Pointe des Nègres, 97200 Fort de France - MARTINIQUE

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