Journal de l'Ile:
L'une des priorités du Ministre de l'Education, Luc
Ferry, est la lutte contre l'illétrisme. Les derniers chiffres
montrent que 20 à 35% des élèves arrivant en
classe de sixième ont des difficultés. Dans ce contexte,
le créole a-t-il sa place à l'école?
R. Nazaire:
Je pense que le créole a sa place à l’école.
C’est normal, c’est comme si on disait qu’on
coupait un bras à quelqu’un. La question, c’est
comment faire pour mettre en place un enseignement de la langue
et de la culture régionale et à quelle dose ? Nous
sommes dans un système éducatif français
où on a le choix entre des langues vivantes et régionales.
Je comprends parfaitement aujourd'hui un parent martiniquais
ou réunionnais qui choisirait le français plutôt
que le créole. Je ferais pareil.
M. Crochet:
Déjà, je ne vais pas dire le créole à
l’école, mais la langue et la culture réunionnaise
à l’école. Il ne faut pas perdre de vue que
nous sommes dans un pays éminemment jacobin et centralisateur.
La France est le seul État européen a n’avoir
pas intégré dans sa constitution des éléments
concernant les langues et cultures régionales. Autant,
la “francité” est obligatoire, autant la “réunionité”
reste facultative. Il est là, le problème.
Pour revenir à la question, aujourd’hui à
la Réunion, le taux d’analphabétisme atteint
21%. C’est le chiffre donné par l’INSEE. Je
rappelle que pour la France, c’est 8%. Ce taux est extrêmement
inquiétant. Or, on constate une aggravation de ce taux
à la Réunion. Quand on regarde de plus près,
on constate que la moitié des illettrés n’ont
pas pour langue maternelle le français. En parallèle,
80% des enfants sont créolophones.
Journal de l'Ile:
Quelle est la situation à la Martinique?
R. Nazaire:
De toute façon, on n’apprend pas une langue sans
apprendre sa culture. Ce sont les sociétés qui créent
les langues et non pas les langues qui créent les sociétés.
Cela, c’est un point. Introduire le créole à
l’école ? Il y est déjà. Le prendre
en compte, c’est autre chose. Les enfants le parlaient déjà
dans la cour de récréation ou avec certains maîtres
qui étaient déjà des pionniers à la
Martinique.
Aujourd’hui, on ne peut pas dire que l’on a des créolophones.
Quand les élèves arrivent à l’école,
les enseignants ont déjà mis en place des stratégies
pour leur dire qu’à l’école on doit
apprendre la langue française.
Je suis pour dire que l’outil de l’identité
martiniquaise, c’est le créole, le français,
mais aussi l’anglais et l’espagnol car nous sommes
dans un bassin caraïbéen. Nous avons des populations
différentes et on ne peut pas dire que le créole
est la langue maternelle du Martiniquais. Par contre,
ce qui m’interpelle beaucoup, c’est de prendre un
enfant tel qu’il arrive à l’école. Très
souvent, il ne parle ni créole, ni français. Mon
devoir, c’est de l’amener à parler français
car, qu’on le veuille ou non, le français est la
langue de la réussite. Mais c’est une richesse
d’utiliser la langue créole. Ne nous enfermons pas
dans une langue. Utilisons le créole pour développer
les compétences langagières chez l’enfant.
M. Crochet:
J'ai l'impression de retrouver dans votre bouche les
arguments les plus rétrogrades qu'on nous a servis
à, nous, militants, venant de certains responsables du
rectorat. Je note une contradiction dans ce que vous dîtes.
Premièrement, il n'y a plus de créolophones
unilingues. Deuxièmement, et là vous êtes
en contradiction avec vous-mêmes, puisque vous nous dîtes
en même temps que les enfants ne parlent ni le français
ni le créole! Cette conception est contraire au principe
d'égalité des langues et des cultures. Comment
peut-on accepter qu'une langue puisse servir d'outil
à l'usage d'une autre langue? Nous rejetons
cette approche car celle-ci instaure une hiérarchie entre
les langues. Acceptez-vous l'idée d'une hiérarchie
entre les cultures? Moi, non!
R. Nazaire:
De toute façon, la hiérarchie des langues s’impose
à nous. Je ne rêve pas. Le militantisme,
je l’ai déposé à la porte.
Moi, je crois à la réussite sociale et à
la réussite des élèves. Ce que veulent tous
les parents, c’est la réussite de leurs enfants.
Les langues sont des moyens d’avancer dans le monde. J’ai
dressé un tableau de la situation sociolinguistique martiniquaise
qui me semble être le plus réaliste. Les Martiniquais
feront ce qu’ils veulent de leur créole.
M. Crochet:
M. Nazaire, êtes-vous Martiniquais?
R. Nazaire: Je ne répondrai pas à
cette question, parce que là vous m'insultez. Si
c'est pour avoir une guerre, j'arrête…
Seriez-vous d'accord que je vous demande si vous êtes
Réunionnais?
M. Crochet:
Je vous répondrai oui!
R. Nazaire:
Poser la question, c’est complètement inutile. Juste
pour situer le débat, je suis Antillo-Guyanais, j’appartiens
à un monde qui est le monde caraïbe. Je suis un Martiniquais
dans un environnement caraïbéen. C’est ça
la richesse : on se retrouve autour d’éléments
communs. J’ai très peur des dictateurs, des
gens qui sont dogmatiques. Je ne veux pas dire aux Martiniquais
ce qu’ils doivent faire.
Journal de l'Ile: Vous avez dressé
un tableau des situations dans les deux zones. Comment est-il
possible d’intégrer l’apprentissage du français
dans les différentes îles?
M. Crochet:
Concernant l’apprentissage du français, nous défendons
le double droit à la langue. Pourquoi, dans un pays où
il y a autant de créolophones, il n’y a pas une méthode
de français spécifique? Nous avons demandé
la généralisation de la méthode français
langue étrangère (FLE) car, à la Réunion,
le créole est la langue maternelle et le français
une langue seconde. Le ministère nous a envoyé une
réponse négative.
R. Nazaire:
Pour moi, la culture créole, martiniquaise, utilise deux
véhicules: le créole et le français. Avant
de venir ici, j’ai visité une école. J’ai
parlé créole et les enfants m’ont répondu
en français. On se trouve devant plusieurs cas aujourd’hui
à la Martinique: les enfants qui parlent créole
mais n’osent pas le dire, ceux qui ne parlent pas mais qui
comprennent ce qu’on dit et les enfants pour qui le créole
est étranger; je pense aux petits métropolitains.
En permettant à tous les enfants qui vont à l’école
d’utiliser le créole, c’est le seul moyen que
l’on a de propager aussi bien notre culture qu’une
certaine identité créole qui est multiforme. Mais
il n’y a pas une identité que l’on devrait
imposer à tout le monde.
Je ne crois pas que l’on soit dans un processus de français
langue seconde, on n’est pas non plus dans un processus
de français langue étrangère. L’enfant
est très tôt baigné dans les deux langues
car les mères utilisent les deux selon les situations.
Par contre, il intériorise très vite les valeurs
sociales. Quand on est petit, on ne répond pas à
ses parents en créole parce que cela fait mal élevé.
Il faut arrêter cela, car cela pose un problème en
arrivant à l’école. Le premier combat est
là, dans le milieu familial.
M. Crochet:
A la Réunion, 80% des parents s’adressent à
leurs enfants en créole. Deuxième remarque, vous
parliez d’ouverture sur le monde. Il ne pourra pas y en
avoir sans prise en compte à tous les niveaux du cursus
éducatif de l’identité de l’enfant de
ses valeurs. L’enfermement, nous y sommes. Le rejet du français
par les élèves tel qu’il apparaît aujourd’hui
dans certains établissements, c’est un message clair
qui est donné aux adultes: vous ne me reconnaissez pas
tel que je suis alors je vais rejeter ce que vous voulez me transmettre.
La voie qui doit être la nôtre, c’est le bilinguisme.
Mais il faut être d’accord sur le terme de bilinguisme.
Il ne faut pas qu’on s’oriente vers quelque chose
qui serait l’apprentissage du français en milieu
créolophone.
Il peut y avoir une méthode spécifique du français,
mais il faut un véritable programme bilingue adapté
aux réalités locales. Or, il n’y a pas à
la Réunion un expert du bilinguisme. Nous l’avions
demandé au conseil académique pour accompagner la
mise en place des premières sections bilingues. Notre proposition
n’a pas été accueillie favorablement.
Journal de l'Ile: Comment se déroule
la formation des enseignants dans les Instituts de formation des
maîtres?
R. Nazaire:
Je suis arrivé cette année pour la première
fois à l’IUFM à faire en sorte qu’aucun
professeur des écoles stagiaire ne sorte de l’institut
sans avoir un minimum de connaissances sur la situation sociolinguistique
martiniquaise. C’est impensable qu’en 2002, un stagiaire
n’ait pas cette culture. Les options ne sont pas obligatoires,
il y a eu un travail en amont.
M. Crochet: Au fur et à mesure que l’on
avance, je vous sens vous rapprocher de mes positions et vous
êtes en train de devenir un militant. Sur la question de
l’IUFM de la Réunion, depuis octobre 1997 jusqu’à
aujourd’hui, il n’y a pas eu de module obligatoire,
il n’y a qu’une option facultative.
Si l’on tient compte des expériences qui ont été
menées, il n’y a pas d’autres possibilités
que d’intégrer d’office l’enseignement
de langue et de la culture régionale. Cette question sociolinguistique,
c’est un choix de société pour moi. L’identité
réunionnaise étant, comme celle de la Martinique,
un sous-ensemble de cette créolité émergente.
Journal de l'Ile:
Le monde créole n'est pourtant pas si unifié
que cela. La première session du CAPES d'option créole
qui a eu lieu en juillet dernier a été enrichi d'une
polémique…
R. Nazaire:
Je suis le coordonnateur du CAPES depuis deux ans à la
Martinique. Je vais être très clair: je vois mal
les étudiants ayant réussi au concours venir à
la Réunion. Je ne dis pas que ce ne sera pas possible.
Mais ils auront du mal à enseigner car la langue est différente.
On enseigne bien que ce que l'on connaît bien. Il
faut des gens compétents, pas des dictateurs.
Qui a proposé le CAPES?
M. Crochet:
Qui a imposé? Si je comprends bien, les enseignants du
GEREC ont instrumentalisé le Ministère?
R. Nazaire:
On n’était pas prêts. Cela
ne s’est pas fait dans une réflexion. Vous savez
bien que cela a été fait dans une politique électorale,
parce qu’il y avait les élections qui venaient et
c’est ça qui était important pour eux, pouvoir
dire: on va regrouper les DOM en copiant sur le Capes de langue
régionale.
Qui a déjà fait une dissertation en créole,
M. Crochet ? Et comment vous pouvez demander à un étudiant
de faire une dissertation qu’aucun professeur n’a
déjà réalisée ? Demandons à
nos jeunes des choses dont ils seront capables.
Il est clair qu’il faut une concertation entre les DOM.
C’est un Capes national, ce n’est pas un Capes régional.
Par contre, cela a le mérite d’exister aujourd’hui.
Faisons des propositions concrètes de façon à
l’améliorer.
M. Crochet:
Il faut rendre hommage au travail fait par GEREC-F. Il y a eu
un combat qui a été mené.
R. Nazaire:
Ils ont empêché mes étudiants de réussir
au concours en les détournant de leur préparation
par des manifestations devant l'IUFM.
M. Crochet:
Je regrette toute cette polémique. Mais vous ne pouvez
pas nier que l'on a mis de côté le GEREC-F. Cette
éviction entraîne donc logiquement de la suspicion
sur la suite du concours.
R. Nazaire:
Vous prenez vos responsabilités en disant cela. Moi, je
suis allé à Tours voir comment se déroulait.
le concours. Je connais les personnes dont vous faîtes
l'éloge. Ils ont une manière dictatoriale d'imposer
le créole. On n'impose pas à un peuple
ce qu'il doit faire!
M. Crochet:
Je maintiens qu’il y a eu éviction. Juste avant la
création de ce Capes, tout le monde disait qu’on
n’était pas prêt. C’est profondément
regrettable. C’est une manœuvre politicienne venant
du ministère. Il faut se poser la question de l’avenir
de ce concours. La bivalence pose problème. C’est
un handicap car chaque étudiant doit préparer le
créole en plus d’une autre matière qui peut
être prépondérante dans l’obtention
du Capes.
R. Nazaire:
Vous êtes d’accord pour dire qu’il s’est
fait dans la précipitation. C’est devenu un monstre
que l’on ne maîtrise pas, quelque chose qui ne ressemble
à rien de ce qui existe en France
Propos recueillis par Xavier Ameilhaud