Il y a lieu, pour commencer, danalyser
les termes de ce titre à première vue énigmatique.
Dune part, le fènwè désigne une
obscurité dont les connotations sont telles quelles
lapparentent aux ténèbres. Il sagit donc
dune réalité dont le coefficient émotionnel
élevé transparaît non seulement dans la littérature
(chez des auteurs de la créolité tels que Chamoiseau
et Confiant, ce terme se présente sous la forme francisée
de faire noir), mais aussi dans lexpression des
peurs les plus archaïques, ce que des tests psychologiques
comme le Rorschash 1 mettraient assurément
en évidence. Le fènwè est par sa densité
même une sorte de voile opaque qui, recouvrant les êtres
et les choses, dérobe absolument tout à la vue. Il
constitue une mise en échec de la capacité de wè
klè, cest à dire de voir, de distinguer
les formes et les couleurs du monde. Ainsi donc les termes de fènwè
et wè klè posent une antinomie liminaire qui
relève du thème de la vision ou plutôt de la
visibilité, affectée de degrés variables allant
de zéro (la cécité) à la vue normale.
Dautre part, ce quil faut entendre par lexpression
de syndrome homérique, inscrite dans le titre
du présent article, renvoie à la caractéristique
attribuée par la tradition antique gréco-latine à
Homère, fondateur emblématique de la littérature
occidentale méditerranéenne: Homerus caecus fuisse
dicitur2, répètent
à lenvi les grammaires latines qui rappellent, outre
les règles du passif personnel, ce fait étrange, anomique,
paradoxal que la pratique littéraire avait pu saccommoder
de limpossibilité de voir, donc décrire
et de lire. Cécité non pas acquise au terme dun
parcours de vie, mais cécité en quelque sorte consubstantielle,
congénitale en quelque sorte, frappant ontologiquement ce
père fondateur. Le thème du héros aveugle est,
on le sait, si récurrent dans les diverses mythologies quil
y a lieu dy voir un des universaux de lexpression de
la voyance, mieux, de la clairvoyance, voire de lhyperlucidité.
Il nest pour sen convaincre que de rappeler le cas du
devin Tirésias, également affecté de cet aveuglement
des yeux du corps, sorte dantiphrase des capacités
inverses de son esprit; ou encore le destin dOedipe qui, après
avoir commis parricide et inceste, se crève les yeux, acte,
en apparence, dautopunition, mais en réalité,
consécration tragique dune nouvelle aptitude à
la sagesse, à une vision supérieure, une fois accomplies
les transgressions fondamentales. La nuit dHomère,
de Tirésias, dOedipe est une nuit affectée dun
extraordinaire coefficient symbolique et dont il convient assurément
dinterroger les significations. Ces dernières renvoient
sans nul doute à la dimension mystique, initiatique du destin
de lHomme. Cette donnée ne saurait en aucun cas être
omise. Cependant, il y a lieu également de restituer au thème
de la lumière ou de son absence, toute sa pertinence de phénomène
physique, en rapport avec la sensorialité et les effets de
cette dernière au plan de lexpression humaine. Cest
autour de lobjectif que constitue lénonciation
dans ses diverses modalités, notamment textuelles, que le
présent article envisage de jeter les fondements dune
anthropolinguistique de la parole antillaise.
Enonciation et textualité
Si on admet avec Jacques Coursil (1999) que limpréméditation
constitue lune des caractéristiques essentielles de
la parole, on reconnaîtra quelle se trouve au carrefour
de lantagonisme qui affecte les notions de texte et de non-texte.
Elle suggère que la textualité est le résultat
dune médiation: en quelque sorte un état second
de la parole. Il conviendrait de se garder du simplisme qui, découlant
dune telle assertion, assimilerait hâtivement le texte
à lécrit comme lieu toujours possible du ressassement
et le non-texte à loral, comme instance de limmédiateté.
Il y a lieu, à cet égard, dêtre vigilant
quant au point de vue énoncé par Simon Battestini
(1997: 289) quand il écrit:
Le processus de lécriture est une
manifestation de la texture, définie comme une zone dactivité
où se nourrit et se forme la pensée consciente, objectivée,
téléologique et articulée. Lensemble
pourrait se formuler en termes de glossématique: la substance,
informe, nest que chaos, mais in-formée, devient écriture.
La forme du contenu dans laquelle elle se manifeste, quelle
renouvelle et reflète, tend à témoigner de
la texture.
On peut souscrire à cette affirmation à
condition de lever lambiguïté qui, chez Battestini,
semble sétablir entre graphie et écriture. Vu
les pesanteurs de lhabitude qui identifient texte et écrit,
il pourrait être tentant de retenir la notion de texture
proposée par Battestini, encore que trop de raffinement terminologique
risque de nuire à lefficacité de la pensée.
Il y a lieu, en tout cas, dassigner deux critères à
la textualité: il sagit, ainsi que le rappelle Anne
Hénault (1979: 185) de lautonomie et de la clôture,
caractéristiques opposant le texte au discours (ou non texte)
qui, lui, au contraire, est ouvert, aléatoire et pas
assez systématique pour créer son propre code de significations.
Textualité et littérature
Lexistence de certaines catégories
dethnotextes (mythes, contes, proverbes, devinettes, etc.)
prouve bien que la notion de texte est transversale à la
relation écrit vs oral. De cela découle donc la nécessité
de ne pas confondre textualité et littérature. Cest
dailleurs un contre-effet de cette confusion qui explique
lexpression de littérature orale, utilisée
pour désigner le corpus des textes dune tradition orale
donnée. En effet, cette expression est une contradiction,
littérature et oralité étant, au terme de mon
propos, antinomiques. Lantinomie en question ressortit à
des racines anthropolinguistiques que le présent article
se propose de mettre en évidence et dinscrire dans
une théorie plus générale du rapport à
la textualité dans sa dimension tant créatrice que
mnémonique.
Nul doute que le corps, agent dénonciation,
entretienne des rapports cruciaux dustensilité avec
les conditions tant physiques que phénoménologiques
de la production textuelle. Bien plus, le rapport à des organes
tels que la main, lil, louïe sinscrit
dans une écologie et une économie de lénonciation
qui sont déterminantes pour lappréhension que
lon peut faire des textes sous les espèces de leur
statut ontologique: le fait pour une société dêtre
exclusivement orale ou au contraire de combiner oralité et
écriture constitue autant de traits pertinents contradictoires;
ces derniers caractérisent les types de stockage et de communication
des informations véhiculées par lénonciation.
Littérature et oraliture correspondent à deux réalités
polaires inscrites dans les deux circuits communicatifs empruntés
par lénonciation textuelle. Désormais, en face
de la littérature, il y a lieu denvisager loraliture,
néologisme dont le moindre des mérites nest
pas de congédier lexpression littérature
orale, en raison de ses carences épistémologiques.
Oral et écrit
Lespace anthropologique, qui servira de
support aux analyses qui suivent, nest autre que celui défini
par les langues et les cultures créoles. Contrairement à
des idées très répandues, cet espace, même
dans sa période de gestation, ressortit non pas à
une oralité exclusive, mais, ainsi que cela peut être
déduit des analyses de Jean Fouchard (1953), de façon
mixte à la scripturalité et à loralité
En contrepoint de cet espace anthropologique, le domaine de la Grèce
archaïque sera interrogé, afin dalimenter une
théorisation assez consistante et à vocation universelle
des modalités anthropolinguistiques du texte.
Il nest pas indifférent de rappeler
que les rapports de loral et de lécrit sont souvent
appréciés de façon contradictoire: ou bien
lécrit nest que la représentation de loral
(cf. le phonocentrisme dénoncé par Derrida, 1967),
donc une réalité seconde par rapport à la parole
qui, ontologiquement première, est assimilée au verbe
divin; ou bien lécrit occupe une position hiérarchiquement
première par rapport à loral: dans ce cas, loralité
apparaît comme un défaut décriture, ce
qui amène alors à parler de façon privative,
de sociétés sans écriture. Sortir
dune telle contradiction simpose, dautant que
lexamen de la textualité antillaise commande de repenser
de façon dynamique les relations intervenant entre oralité
et écriture. Si on considère que la langue est, en
lespèce, un matériau incontournable, on ne peut
dailleurs que prendre en considération le fait que
le régime linguistique qui prévaut dans les pays créolophones
que concerne cette étude, renvoie à une situation
où le créole (langue dominée) et le français
(langue dominante), occupent le champ de lénonciation
de façon complémentaire et parfois concurrentielle,
fût-ce, dans ce dernier cas, à un degré encore
très limité.
Mémoire et langage
Cest une évidence quaucun langage
nest possible, dans sa dimension énonciative, sans
le recours à la mémoire. Il nest pas inutile
de rappeler sommairement les différentes mémoires
à luvre dans lactivité neuronale:
tout dabord, la mémoire individuelle à court
terme, condition sine qua non de tout discours, sans elle, aucune
articulation ne pourrait être établie entre un élément
donné et sa suite. Toute syntaxe sans cette mémoire
serait inopérante et, par voie de conséquence, toute
énonciation impossible; ensuite, la mémoire individuelle
à long terme, qui a pour fonction de stocker les informations
traitées par la mémoire à court terme ou mémoire
de travail; enfin la mémoire interindividuelle (ou collective)
à long terme qui correspond à des expériences
communes à un groupe et qui constitue un élément
de définition de lidentité de ce dernier: il
est évident que limpact, la cohérence et la
motivation des données sont alors, en la matière,
des facteurs déterminants. Nul doute que la tradition orale
ne trouve là le mécanisme de sa constitution.
Les paramètres de loralité
Du point de vue sensoriel, loralité
met en uvre de manière fondamentale le circuit bouche-oreille
(phonique et acoustique). Mais de façon secondaire (et facultative,
quoique assez courante), les yeux et le corps dans son ensemble
peuvent intervenir, ce qui implique une dimension kinésique.
En un mot, le geste peut soutenir et souligner la parole mais nest
pas indispensable à la communication orale: voir son interlocuteur
ne revêt pas toujours un caractère de nécessité.
Les mémoires individuelles à court
et long terme, liées à loralité, présentent
dévidentes limites. Elles ne suffisent pas, à
elles seules, à assurer la pérennité et la
disponibilité du message oral. Le propre de ce dernier est
précisément dêtre instantané, cest-à-dire
de ne durer que le temps de son émission. Le message aura
dautant plus de chances de perdurer quil pourra être
stocké sur un support fiable. Le support peut être
soit technologique (graphie manuelle ou électronique, enregistrement
magnétique, etc.), soit neurobiologique, inscrivant le message
dans la mémoire interindividuelle (ou collective) à
long terme. Et cette mémoire elle-même aura dautant
plus de chances dêtre opératoire que le message
sera structuré sous forme de texte. La textualité
est donc une condition nécessaire de la transmission intergénérationnelle,
processus qui est exprimé par lexpression de tradition
orale3 et dont rend compte de
manière plus satisfaisante, au plan terminologique, le terme
doraliture.
Les paramètres de loraliture
Loraliture comporte de nombreux genres:
mythe, conte, épopée, proverbe, adage, aphorisme,
maxime, sentence, devinette, formule magico-religieuse, chanson,
etc. Il sagit, rappelons-le, de genres dits mnémoniques,
cest-à-dire structurés selon une logique mémorielle.
Cest ainsi, par exemple que le proverbe est un texte qui rend
compte dune vérité dexpérience
ou constitue un conseil de sagesse pratique et populaire commun
à tout un groupe social et est exprimé en une formule
elliptique généralement imagée. Il y a non
seulement une syntaxe, mais encore une rhétorique et une
poétique parémiologiques, qui renvoient à des
universaux langagiers dont on ne saurait sous-estimer la fonction
au plan de la mnémotechnie. Certes, tous les genres oraliturels
ne recourent pas aux mêmes mécanismes structurels et
leur complexité et mémorabilité (ou
aptitude à être mémorisés) sont variables
en fonction des individus.
Tout comme la simple oralité, loraliture
relève dun circuit qui est fondamentalement le circuit
bouche-oreille. Ce circuit, notamment quand il sagit dun
genre théâtralisé comme le conte, sinscrit
dans une dimension kinésique. Le conte met, en effet, en
uvre des dispositifs qui fonctionnent in praesentia,
tandis que dans le cas de la simple oralité, il nest
pas indispensable que les interlocuteurs se voient. On peut dailleurs
classer les genres oraliturels en fonction de limportance
de la gestuelle et de la densité de la présence requise
entre les protagonistes de lénonciation.
Dans les pays créoles marqués par
une organisation sociale liée originellement à lesclavage,
on doit établir une distinction fondamentale entre les activités
diurnes et nocturnes. Les premières sont consacrées
au travail servile sur la plantation, sous une discipline de fer
imposant des cadences particulièrement pénibles, notamment
dans champs de cannes. A la tombée du jour (qui arrive relativement
tôt en pays tropical), aucune activité nétant
guère plus possible, lesclave de plantation surtout
(par opposition à lesclave domestique requis au service
des maîtres, même tard dans la soirée), pourra
enfin sadonner à certaines formes de loisir (danses
et chants au son du tambour, contes, devinettes, etc.). Ce fonctionnement
de loraliture est à mettre en rapport avec plusieurs
données essentielles:
a) le circuit fondamental de la communication
est le circuit bouche-oreille et est renforcé de façon
secondaire mais omniprésente, par la dimension gestuelle,
posturale, recourant donc au sens de la vue.
b) la parole nocturne est de nature à
rassembler le groupe à un moment qui est le plus favorable
à une communion culturelle et spirituelle (il ne faut pas,
à cet égard, oublier le rôle prépondérant
de loraliture dans les veillées mortuaires). Il convient
de rappeler cette clause de sauvegarde inhérente à
la tradition orale créole et dont témoigne un dicton,
différemment modulé en fonction des pays, et selon
lequel celui qui tire des contes pendant la journée
subit une sanction. Au terme de cette dernière, il est
transformé en bouteille (en Guadeloupe), en panier (en
Martinique) et meurt (en Haïti ou à Grenade). Le trait
sémantique commun à chacune de ces sanctions a rapport
avec la notion de contenant: respectivement une bouteille, un
panier, un cadavre. La profération de contes pendant le
jour transforme celui qui transgresse cet interdit en une forme
vide, vidée de son contenu, son principe actif. Il nest
pas anodin que les conteurs diurnes soient transformés
en contenants dérisoires. Sils sont ainsi mofwazés,
cest quils ont contrevenu à une règle
essentielle: le véritable et seul contenant du conte créole,
cest la nuit. Raconter des contes le jour est lindice
dune perte de substance pour une tradition donnée,
et qui conséquemment affecte la communauté concernée.
On voit bien que cette clause de sauvegarde est une précaution
aussi contre la désappropriation subie par la communauté
au bénéfice de celui qui, par sa transgression,
sapproprie à titre individuel les richesses propres
à la tradition en question. Sagissant des pays créolophones,
il ny a pas de doute que leur situation géographique
tropicale y rend pertinent ce rôle anthropologique assigné
à la nuit comme facteur de cohésion du groupe comme
tel. Il est évident que, sagissant de pays situés
dans les zones arctiques et antarctiques du globe, de telles analyses
ne pourraient pas être prises en compte, dans la mesure
où on ne peut pas imaginer que la nuit polaire puisse être
le cadre dune pratique culturelle spécifique comme
cela peut être le cas pour la nuit tropicale. La question
se pose de savoir si la non universalisation du concept de profération
nocturne invalide ce dernier. En fait, il sagit là
dun contrepoint très intéressant au plan épistémologique
dans la mesure où il invite à explorer les modalités
de la production (ou la reproduction) textuelle dans des situations
anthropologiques extrêmes.
c) la parole du conte, genre majeur de la tradition
créole, est collective en plusieurs sens et notamment en
ce sens que lensemble de la communauté y prend part
de façon synchronique, même si les rôles peuvent
être partagés entre les conteurs (majolè)
et lauditoire (lakou). Ce trait nest cependant
pas exclusif de lexistence de spécialistes ou maîtres
de la parole, selon lexpression retenue dans la tradition
africaine, et signalée par Dominique Zahan (1963). Ces
gardiens patentés de la mémoire officient pour une
communauté et en son nom. La dimension sacrée de
loraliture dont ils témoignent, noccupe cependant
pas, loin sen faut, tout le champ de cette dernière.
Zahan fait une distinction entre les griots, qui sont castés
et sont, de ce fait, un groupe à qui la fonction hagiographique
et historiographique assigne un statut à part et dont lactivité,
au service du prince, saccommode très bien de la
vie diurne des cours royales. Différents deux sont
les conteurs, sortes damuseurs publics (au sens noble du
terme), qui inscrivent leurs prestations exclusivement dans le
cadre nocturne du temps de loisir. Là, nexiste aucune
caste et chacun, en fonction de ses talents, peut être reconnu
comme conteur.
d) pour ce qui est des pays créolophones,
les descriptions ethnographiques les plus récentes (Lebielle,
1987, ainsi que Confiant et Lebielle, 1995) indiquent cependant
que, de nos jours, les rares conteurs qui subsistent encore, sont
des gens qui, après avoir été repérés
par un ancien, suivent auprès de lui à partir de
cette élection singulière, un véritable parcours
initiatique. Cest quil y a conteur et conteur. Etre
conteur au sens traditionnel du terme et non pas en référence
à des pratiques galvaudées, revient à être
un individu qui a rapport avec un univers occulte, dans la tradition
des vyé nèg, personnages relevant
dune certaine marginalité, voisinant avec des dispositions
affirmées pour le rhum et ses dérivés éthyliques.
De toute façon, des ruraux impécunieux et sans aucune
stabilité véritable de lemploi.
Il y a lieu détudier les avatars,
en pays créole, du gardien africain de la parole dans une
situation où la défaite que constitue la réduction
en esclavage et la perte des hiérarchies lignagères
feront disparaître et le griot et sa fonction, au bénéfice
du conteur créole. Ce dernier, incapable, en raison du trauma
originel et des effacements consécutifs de la mémoire,
dassumer la fonction dudit griot, va récupérer
certains aspects du statut de ce dernier. Il lappliquera alors
à une activité profane que, au terme dun mouvement
dialectique, il sacralisera: le thème de la nuit subira une
transformation anthropologique qui caractérisera et exaltera
la dimension sacrale. Cela se comprend encore mieux à partir
des données de la civilisation esclavagiste en pays tropical.
A vrai dire, lespace profane de loraliture créole
concerne limmense majorité des membres dune communauté
donnée (sommée de préserver quotidiennement
la mémoire ancestrale), pas seulement une aristocratie lignagère.
Il convient dinsister sur le fait suivant:
une société dite à tradition orale, est une
société où lensemble de la transmission
intergénérationnelle se fait sur le mode exclusivement
oral, cest-à-dire, littéralement, sans aucun
recours à quelque forme que ce soit dinscription. Il
est évident dès lors que, à partir du moment
où la permanence de loraliture passe par des recours
tels que la transcription ou lenregistrement, on peut en déduire
que son économie est déjà affectée et
sa dynamique interne irrévocablement atteinte. En dautres
termes, dans une société à tradition orale,
la mémoire est le seul instrument de la tradition au double
sens de ce terme: répétition du passé et transmission
de ce dernier, avec les risques relativement limités, mais
toujours possibles, de variation. La notion de variante textuelle
dans le domaine de loraliture est, à cet égard,
une donnée extrêmement importante parce quelle
constitue lun des indices les plus significatifs de la prégnance
idéologique de lindividu au sein dun groupe fortement
structuré et contraint par une parole communautaire atavique.
Les paramètres de la littérature
La littérature, précisément
parce quelle recourt au support écrit, constitue en
elle-même un instrument dont la disponibilité permanente
fait quelle ne requiert pas de façon obligatoire les
ressources de la mémoire biologique à long terme.
Cependant, elle ne récuse pas une certaine forme de mémoire
à long terme, laquelle sélabore à partir
de ce quil convient dappeler une tradition (une transmission)
littéraire. Toute écriture est, on le sait, depuis
les travaux de la nouvelle critique, une réécriture
duvres antérieures. Le concept dintertextualité
rend compte de cette donnée fondamentale de lactivité
littéraire. On sait quil existe un certain nombre de
conditions pour quémerge une tradition littéraire
(des auteurs, un public, des pratiques décriture, un
système de références etc.). Mais à
la différence de la mémoire propre à loraliture,
la mémoire propre à la littérature est ouverte
à linnovation portée par limaginaire individuel.
Innovation et réaménagement de lancien sont
dans des rapports dialectiques. Le corpus oraliturel est éventuellement
soumis à laction des variantes tout comme le message
littéraire, mais ce dernier a vocation à dépasser
le simple jeu des variantes pour mettre en uvre une nouvelle
approche du réel. La littérature est le lieu par excellence
de la confrontation dialectique entre tradition et innovation, mémoire
et imagination.
Le circuit de la littérature est le circuit
oeil-main-oeil. Lécrivain présente la particularité
de sénoncer en labsence de son interlocuteur
(le public, en loccurrence, le lectorat). Une activité
telle que le théâtre est mixte en ce sens quelle
vise essentiellement un effet oral, même si elle entretient
dévidents rapports avec lécriture. A contrario,
le théâtre dAlfred de Vigny (théâtre
à lire dans un fauteuil) constitue, il faut le dire,
une conception assez particulière de lart dramatique.
Flaubert, quant à lui, parle au contraire du gueuloir
à travers lequel il fait passer toutes ses uvres romanesques,
sorte de test de leur pertinence littéraire. A lévidence,
nous avons affaire, en cette pratique, à des stratégies
visant à récupérer dans lécrit
une dimension qui puisse la rendre plus complète, plus accomplie.
Mais il ny a pas lieu de croire quil sagit là
dun retour symbolique à ce qui serait la réalité
originelle de la littérature. Rien nindique, en effet,
que la littérature même sous ses formes primordiales
de la poésie lyrique et épique soit immédiatement
liée à loralité et ce, quoi quen
pense Zumpthor (1984), initiateur du concept de vocalité.
Car, et cest le point de vue défendu ici, la littérature
est aux antipodes de loralité, même si le jeu
des pratiques culturelles de diction, ainsi que des interférences
de toutes sortes peuvent donner à penser le contraire: cest
également dans cette perspective quil faut comprendre
une institution comme celle des recitationes organisées
dans la Rome antique par les écrivains: ces derniers, dans
des cercles littéraires, se lisaient, en effet, à
haute voix leurs uvres, afin que les avis éclairés
et les appréciations critiques de ceux qui devenaient de
la sorte leurs premiers lecteurs, leur permettent dapprocher
la perfection formelle.
Il a été dit précédemment
que la pratique diurne de la parole était celle qui mettait
lindividu en mesure de se lapproprier, de la contrôler,
au besoin de la détourner. Cela est vrai quand il sagit
dune parole originellement collective, liée donc à
loraliture. Mais quand il est question dune parole inscrite
dans un projet littéraire, sans rapport particulier avec
la tradition orale, il ne sagit plus dune appropriation,
mais de laccomplissement dune vocation naturelle organisée
autour de lindividu comme instance auctoriale. En dautres
termes, lactivité littéraire est une activité
éminemment individuelle, même si, par divers mécanismes
de compensation, lauteur cherche à récuser lindividualisme
et se veut un porte-parole de lhumanité. On pense à
la conception exaltée par Hugo ou encore aux assertions prophétiques
dun Césaire (1939) qui, dans le Cahier dun
retour au pays natal, fait dire au poète: ma
bouche sera la bouche de ceux qui nont point de bouche, ma
voix la liberté de ceux qui saffaissent au cachot du
désespoir. On soriente là vers les
mécanismes de procuration littéraire qui constituent
une des particularités des sociétés créoles
(Bernabé, 1997).
Liée au circuit oeil-main-oeil,
la littérature, qui suppose un support matériel, a
besoin, pour être notée, de la lumière (naturelle
ou artificielle), cest à dire de lantidote de
la nuit. Rappelons que, à moins dêtre nyctalope,
personne ne saurait écrire ou lire, sil ne le fait
dans léclairage cru ou la pénombre produite
par la lumière. On a affaire là à des données
dordre biologique et physique, qui servent de substrat à
cette modalité dénonciation quest lénonciation
écrite. On voit bien, a contrario, que les vertus de la nuit
signalées en ce qui concerne loraliture, ne relèvent
pas dun quelconque ordre mystique des choses, comme qui dirait
lexaltation romantique des vertus de lobscur. De ce
point de vue, on est loin du romantique hymne à la
nuit dun Novalis, même si la nuit antillaise est
traversée dune magie particulière, alimentée
sans nul doute par toutes les croyances chargées deffroi
et charriées, de nuit, par les contes.
Il est donc clair que, à moins dêtre
nyctalope (chat, chauve-souris ou hibou), aucun humain ne saurait
écrire sans lumière. Dès lors, on peut mieux
comprendre la fascination exercée par les chats sur un poète
comme Baudelaire. Ny aurait-il pas chez ce dernier une volonté
dappropriation des vertus dun animal mystérieux
capable dassurer au poète une vision complète
des choses: diurne, par nature, nocturne par leffet magique
dune identification? Dès lors, on ne peut que sinterroger
sur la clause informative transmise par la tradition antique selon
laquelle Homère était aveugle. Comment rendre compte
de ce paradoxe sans le référer aux inconséquences
et incongruités de la fable?
Chacun sait que lhétérogénéité
scripturale de lIliade et de lOdyssée
est telle quil est impossible que ces uvres soient le
fait dun auteur unique. Il est acquis que ces poèmes
épiques résultent de la couture (la rhapsodie)
de plusieurs textes; il sagit en bref de la mise en commun
dune parole ancestrale grecque notée à travers
une pratique décriture par des érudits (rhapsodes)
et déclamée par des aèdes (probablement les
mêmes). Il y a donc lieu de penser que, à travers cette
pratique, on a affaire à une instance auctoriale symboliquement
dénommée Homère. Deux remarques simposent
à cet égard: la première, dordre philologique,
qui concerne létymologie du grec homêros
où il convient de distinguer deux éléments
à savoir homos désignant la notion darticulation,
et mêros désignant un membre, au sens organique
du terme. Homêros serait donc fondamentalement le signe incarnant
dans lunivers sémiotique de la textualité grecque
archaïque un passage, une transition, une articulation organique
entre deux moments historiques, entre deux pratiques. La seconde
remarque touche au mécanisme qui préside à
la reconnaissance dune instance auctoriale soumise à
dénomination, sorte de non anonymation ou, dans le cas emblématique
dHomère, de mouvement de désanonymation qui
accompagne lémergence de tout acte littéraire,
éminemment individuel voire individualiste. On aurait donc
affaire, non pas à un mécanisme idéologique,
mais à une pratique anthropologiquement fondée accompagnant
tout acte littéraire. On sait que, a contrario, des uvres
créées à un moment donné par un individu,
ont été récupérées par la collectivité,
le nom et lidentité de lauteur disparaissant
dans le naufrage du temps. On peut à cet égard citer
en exemple telle ou telle chanson médiévale française
dont on dit quelle appartient à la tradition orale
pour la simple et unique raison que lidentité de lauteur
est complètement perdue. le ressort des uvres doraliture
dans leur constitution comme textes est tel quil exerce une
action de désanonymation. Cest cette action
de désanonymation qui produit le statut de ces textes comme
textes de la tradition orale. Autrement dit, il serait illusoire
et dune romantique naïveté de penser que les uvres
relevant de loraliture auraient été créées
dans un mouvement dunanimisme par les masses inspirées.
Cela jette un éclairage particulier sur les thèses
de Battestini, qui, rejoignant celle de Jack Goody (1977 et 1987)
refuse de voir en Afrique Noire une zone essentiellement vouée
à loralité et dépourvue de tout système
décriture. On peut, en effet, imaginer des époques
archaïques, où ce qui par la suite est devenu oraliture,
aurait pu être produit par des auteurs individuels avant que
leur identité ne tombe dans loubli. Ainsi que le note
Battestini (1997: 401), qui illustre ses propos avec un exemple
chinois4, de nombreux systèmes5
ont été oblitérés parce que leurs utilisateurs
nétaient pas les membres de la culture dominante de
leur société Cela ne veut pas dire que loraliture
africaine ait toujours pour source une opération recourant
à la médiation de la graphie (ou plutôt du script,
pour reprendre la terminologie de Battestini), mais il ny
a pas de raison de rejeter cette éventualité, étant
bien rappelé que textualité néquivaut
pas à écriture.
Ainsi donc, tous les textes quels quils
soient, ont été créés à un moment
donné par un individu donné, jouant un rôle
déterminant dans leur apparition comme texte et assimilable
à une instance auctoriale. Le critère de lopposition
oraliture vs littérature est à chercher
dès lors, non plus seulement dans la relation collectivité
vs individu mais dans le rapport entre les mécanismes
respectifs danonymation-collectivisation et de désanonymation
(ou de non anonymation). Cela amène à poser
quil existe au sein de loraliture deux sortes de textes:
a) dune part, ceux qui relèvent
dune textualisation primitive reposant sur lécriture,
avec une instance auctoriale individuelle et dont les mécanismes
historiques de désanonymation et de collectivisation (conséquence
du phénomène dob-litération6,
cest-à-dire dun effacement des lettres remplacées
par des sons) interviennent dans le cadre dune oralisation.
Ce point de vue se trouve corroboré par lanalyse
que fait Jakobson (1963: 229) des modèles de vers
qui, selon lui, régissent la structure de chaque exemple
de vers particulier. Pour renforcer lassertion selon
laquelle modèle et exemple sont des concepts corrélatifs
et que le modèle de vers détermine
les invariants des exemples de vers et fixe les limites des variations,
Jakobson note ceci:
En Serbie, les rhapsodes paysans mémorisent,
récitent, et, dans une large mesure, improvisent7
des milliers, parfois des dizaines de milliers de vers de poésie
épique, et le mètre en est vivant dans leur esprit.
Incapables den abstraire les règles, ils reconnaissent
cependant et répudient les violations de ces règles,
même les plus minimes.
Même si les textes créoles ne sont
pas soumis aux exigences dune métrique contraignante,
le fait que limprovisation soit possible est heuristiquement
très fécond, parce que cela conduit à essayer
de découvrir ce qui, dans le cas de la textualité
créole, voire africaine antérieurement au trauma
de la séparation, sert de stimulus ou de canal à
une pratique de ce genre. Il y a probablement lieu dorienter
la réflexion vers des schémas génotextuels
tout aussi inconscients quils le sont pour les rhapsodes
serbes, mais structurés par une rythmicité de nature
différente. Une piste de recherche pourrait être
constituée par lanalyse de ce que Jean Sinarinzi
(1996), suivant Lord (1960) dans sa terminologie et sa théorisation
de la technique formulaire, appelle les expressions
formulaires qui, sous forme de micro- et de macro-formules,
émaillent les textes oraux africains. Il apparaît
que lapprenti-conteur apprend un certain nombre de formules
et ne devient vraiment conteur que quand il sest débarrassé
de ces formules pour en inventer dautres. Cette modalité
créative montre bien quil existe, si minime soit-elle,
une instance auctoriale tout à fait distincte de tout amalgame
collectif et marquant bien une certaine liberté de lindividu.
Quant au plan de la rétention des données orales
dans la mémoire, il apparaît que ces éléments
ayant, au plan de lexpression et/ou au plan du contenu,
quelque chose qui se prête à une mémorisation
particulièrement efficace sont en rapport avec un
certain empan mnésique qui est une moyenne
de syllabes variables, bien sûr, en fonction de la tradition
orale considérée et constituant des facilitateurs
au plan mnémonique de lénonciation.
La thèse ici présentée
de lanonymation comme constitutive de la tradition orale
se trouve également confortée par les données
fournies par Théophile Obenga (1984: 33). Ce dernier indique
que des auteurs existent, en matière doraliture.
Selon lui, le poème-chant Oya ma Ongondza
(Oya dOgondza) pour la danse kiebhe-kiebhe est
dû à Ngwabira, sculpteur (okamba) des têtes-massues
(afia) kiebhe-khiebhe. Il est du village Ekiembe. Le poème
Nda la dza? (qui veut manger?) est luvre
de Leboa, du village dokolo (ongondza) décédé
voici plus de trente ans. Le poème Odzanga, qui
est une complainte dune jeune femme en couches, est attribué
à Gna Awele, femme du village okulu. Oboma Ndzanga a créé
des chants fameux pour célébrer le vin, etc..
Obenga conclut son propos en disant ceci:
Lauteur importe peu. Seule compte
la qualité du poème-chant créé,
et cest cette qualité qui investit déternité
le poème-chant réussi.
Aujourdhui comme hier, des créateurs
ont existé: ils peuvent être comparés à
des auteurs duvres écrites et propriétaires
de leurs productions imaginaires. Mais la caractéristique
de luvre littéraire orale est dappartenir,
aussitôt créée, à tout le groupe social.
b) dautre part, ceux qui relèvent
dune textualisation seconde: au départ, ils étaient
des discours oraux individuels, sortes dimprovisations auxquels
le mécanisme de désanonymation-collectivisation
a, par après, conféré le statut de texte
oral, en raison des données favorisantes du contexte. En
dautres termes, cette textualisation seconde est liée
à une contextualisation de la parole. On peut trouver à
illustrer ce cas de figure par le cas des slogans de carnaval.
Il peut, en effet, arriver que pris par la frénésie
du vidé8, tel individu lance
des proférations qui sont reprises en chur et dont
on oublie lauteur originel. Ainsi, les scènes carnavalières
comportant les fameux diables rouges constellés de miroirs
et se livrant sur un mode glossolalique à un dialogue répétitif
lun disant: Ziborzido, un autre répondant:
marsoloskodom et ainsi de suite constituent
assurément un exemple caractéristique de textualisation
seconde capable, de par la structure contextuelle du message,
de traverser les siècles. Loraliture figure, dès
lors, non pas un état historiquement premier de la textualité
mais bien une modalité seconde résultant dune
appropriation-désanonymation opérée, à
travers les aléas de lhistoire, par linstance
collective. Le fait que la tradition orale créole soit,
pour sa part dhéritage européen, directement
tributaire des i de Perrault, voire des Fables de La Fontaine,
ne fait que conforter la présente thèse. En dautres
termes, ce qui fait loralité ou la littérarité
dun texte tient à des données intrinsèques
sans quil soit permis pour autant dignorer les données
extrinsèques: les conditions anthropologiques de pro-fération
des textes à lendroit de leur public-cible légitime
contribuent à définir et valider leur spécificité
textuelle. Tout cela confirme le caractère purement tactique
de démarches telles que celles de Flaubert ou des écrivains
latins qui, en dépit du fait quils passent leurs
textes au crible de loralité avec un public-test,
restent néanmoins des écrivains, cest à
dire des individus participant comme tels à linstitution
littéraire.
Quand Derrida (1967) souligne, dans le cadre de
ses analyses grammatologiques, le fait que la langue constitue une
archi-écriture, il fonde ses assertions sur une
approche de type métaphysique, en loccurrence transcendantal,
qui ne paraît pas suffisante à emporter ladhésion,
au plan scientifique. Une telle conception même marquée
du handicap quon vient dévoquer aurait
vocation à expliquer la textualité quon trouve
aussi bien dans des corpus oraux (oraliture) que dans des textes
écrits (littérature) si elle ne confondait pas écriture
et textualité. La thèse soutenue dans le présent
article évite une telle confusion: la textualisation primaire
suppose lindividu comme responsable de la conception du texte,
que ce dernier ait ou non recouru à la médiation de
la graphie. Dès lors, il apparaît que les textes oraliturels
issus de cette textualisation primaire relèvent dune
archéolologie, entendue non pas au sens transcendantal que
Derrida assigne au terme darchi-écriture,
mais dans une acception anthropologique. Cest, on la
vu précédemment, un critère anthropologique
qui rend compte, de manière connexe, des effets textuels
seconds de la contextualisation.
Ce qui est ici dénommé syndrome
homérique nest donc autre que le résultat de
deux mécanismes convergents: la désanonymation
et la décollectivisation (individuation) de linstance
auctoriale. Ce double mouvement est lindice dun phénomène
plus large qui est précisément le passage de loraliture
à lécriture. Lindividuation peut être
fictive, emblématique comme quand il sagit dHomère.
Quant à la désanonymation, elle est forcément
hétérogène puisquil nest pas logiquement
possible détablir une équivalence didentité
entre plusieurs auteurs (forcément inconnus) et un seul (Homère,
par exemple). Homère est véritablement ce quon
peut appeler un archi-écrivain, un auteur principiel.
Mais il nest pas figé dans sa spécificité
et son époque historique: cest dailleurs pour
cette raison qua été retenu le terme de syndrome.
Il reste maintenant à rendre compte du
paradoxe selon lequel le caractère fondateur dune littérature,
en loccurrence la grecque, est associé à lattribut,
habituellement dirimant en la matière, que constitue la cécité
dont Homère est ontologiquement affecté. Cest
précisément cette caractéristique qui sert
de support à la conception selon laquelle Homère a
un statut mixte, représentant le moment privilégié
dun passage: celui de loraliture à la littérature.
Le recours à la cécité est une clause qui signifie
que la littérature grecque plonge ses racines dans la dimension
nocturne (exprimée par la notion créole de
fènwè) et communautaire de la culture
grecque archaïque tandis que la condition dindividu reconnu
et dénommé (désanonymé) situe
la production textuelle dans une logique et une économie
en rupture davec les précédentes.
La convergence, dans le monde antique, entre les
uvres de lesprit et la thématique du nocturne,
dune part et, dautre part, de la paradoxale clairvoyance
qui lui est attribuée, ne se retrouve pas seulement dans
le cas dHomère, de Tirésias et dOedipe.
Elle est aussi inscrite dans la théologie antique puisque
lemblème de Minerve (Athéna) nest autre
que la chouette, cet oiseau nyctalope dont le philosophe Hegel a
dit quil prenait son envol au crépuscule. (Il voulait
affirmer par là même le caractère relativement
tardif des arts et des lettres dans le processus civilisationnel).
Enfin, si on se réfère à ce que Nicolas Martin-Granel
(1986) dit de la tradition qui a cours au Mali (au Mandé,
plus particulièrement), on note que tel séré9
établit à propos de lui-même deux
assertions dont la modalité négative est en soi dun
grand intérêt, en raison de ce qui est nié:
il nest pas griot et il na plus lusage de ses
yeux10. Et Martin-Granel de commenter
la déclaration du séré:
Cest dire, dune part, quil
nest pas un professionnel du savoir transmis de père
en fils, dautre part, que sa cécité, selon
la symbolique propre à la tradition des chanteurs aveugles,
la totalement consacré à la voix et à
la musique ou voué uniquement à lil
de la mémoire; ne dit-il pas dun personnage qui a
oublié une formule magique quil la perdue
de vue?
La distance est moins grande quon ne peut
le croire de prime abord entre la conception antique et celle qui
apparaît ici. Même si la cécité na
pas exactement la même signification ici et là, elle
a la même fonctionnalité: celle de situer le spécialiste
de la parole dans la problématique de la sensorialité,
au carrefour des deux circuits fondamentaux touchant respectivement
à la graphosphère11
(liée à la vue dans le cadre dune représentation
symbolique, non figurative, celle de lécriture) et
à la phonosphère (audio-orale), expressions
qui renvoient à la terminologie de Régis Debray (1994).
Problématique de la genèse
des littératures
Le passage de loraliture à la littérature
est repérable en tant que mécanisme ponctuel dans
lhistoire des littératures: en témoignent les
démarches propres à des auteurs tels que Perrault
ou les frères Grimm qui ont recueilli et transcrit des contes
populaires selon une dynamique de création. Dans ces deux
cas, on a affaire à une désanonymation-appropriation
et à une individuation. Le fait que les frères Grimm
écrivaient leurs contes à quatre mains ne modifient
en rien les mécanismes dindividuation en question.
Mais au-delà de ces cas ponctuels, qui sont le fait dune
certaine forme dintertextualité, le problème
qui se trouve posé par les rapports entre oraliture et littérature
est celui de la genèse des littératures spécifiques,
voire de la littérature. Il est question de savoir comment
apprécier les effets du syndrome homérique
dans la constitution des différentes littératures
historiques répandues sur les divers espaces linguistiques
et sociolinguistiques du monde. Dans ce cas, au-delà du simple
mécanisme intertextuel, on a affaire à une démarche
de fondation et qui renvoie aussi à des représentations
identitaires doù idéologie et imaginaire du
texte ne sont pas absents. Le cas de la textualité antillaise
illustre de façon exemplaire une telle problématique.
Doublée dun statut de langue littéraire de grand
prestige pour la langue dominante (le français) et de langue
seulement orale pour la langue dominée (le créole),
la situation de diglossie a fait que pendant très longtemps,
lidentité symbolique des pays créoles a passé
et passe encore aujourdhui, dans une certaine mesure, par
la langue créole: pas seulement langue maternelle (statut
de plus en plus partagé avec le français), elle apparaît
comme la langue matricielle12
des Antillais. Son impossibilité actuelle13
comme langue littéraire laisse, dans ce domaine, le champ
libre au français. Ce dernier constitue le recours procuratif
quutilisent les écrivains pour dire la réalité
du monde créole, selon les analyses de Bernabé (1997).
Les écrivains de la créolité, faute de pouvoir
utiliser la langue créole comme langue romanesque, ont décidé
dhabiter de façon créole la langue française.
Doù une langue mixte ayant vocation à exprimer
le réel antillais de la manière la plus proche de
limaginaire linguistique et culturel créole.
Lécrivain antillais se trouve donc
à lintersection de trois voies:
a) celle du créole débouchant actuellement
sur une impasse dont il nest pas possible de dire si elle
est définitive ou seulement provisoire
b) celle dune langue procédant dune
greffe des deux idiomes
c) celle du français international (non
enraciné dans lespace local. Mais on peut douter
que ce français ait quelque densité voire existence
littéraire).
La troisième voie na pas vocation
à investir le syndrome homérique, qui du coup, est
réservé à la seconde, la première ne
pouvant donner quune écriture dépourvue de toute
littérarité effective, le créole na pas
encore accédé à linstitution littéraire
et ne peut le faire par décret ou diktat. En dautres
termes, tout le courant de la créolité, prolongement
des conceptions esthétiques de Glissant, exprime sa conviction
que lémergence dune littérature antillaise
ne peut se faire quà partir dune plongée
homérique dans la tradition orale. Solibo
magnifique (1989) de Chamoiseau, constitue à la fois
un acte de décès de loraliture (le conteur Solibo
meurt dune égorgette de la parole) et une
tentative pour convertir cette dernière en littérature,
par le truchement dun langage inédit dans la langue
française travaillée par le créole conçu
alors comme gisement culturel et linguistique hautement symbolique.
Cela signifie que, selon la pratique des écrivains de ce
mouvement, la genèse de la littérature antillaise
transiterait par deux circuits: celui de lémergence
hors de loraliture et celui dun mécanisme de
scissiparité par rapport à la littérature française.
Il ny a pas de doute que, au terme des ces conceptions idéologiques,
ces écrivains privilégient le premier circuit comme
étant celui de lauthenticité, lautre lui
apparaissant comme marqué par luniversalisme, voire
le cosmopolitisme. Linjuste procès fait au père
de la Négritude antillaise témoigne de ce dualisme.
Annie Dick (1988) a dailleurs fait justice des accusations
portées contre lécriture césarienne,
en mettant en exergue limportance du substrat linguistique
créole dans la structure rhétorique de différentes
uvres du poète, notamment celles du début.
En conclusion, par delà les considérations
idéologiques et les paradigmes générationnels,
tels qua pu les mettre en exergue lépistémologue
Thomas Kuhn, il apparaît avec évidence que lancrage
dans loraliture ne peut pas et ne doit pas correspondre à
une chosification ni à un figement de la tradition orale.
Cest pour navoir pas compris cela que Simone Schwarz-Bart,
après avoir magistralement exprimé lâme
de la tradition orale guadeloupéenne dans cette uvre
prodigieuse quest Pluie et vent sur Télumée
Miracle (1973), a écrit ensuite son Ti-Jean lHorizon
(1979) qui est, du point de vue de lenracinement dans la tradition
orale, un demi-succès précisément parce que
ce célèbre héros des contes créoles
fait lobjet dun mécanisme de figement. Cest
que le corpus des valeurs et des données oraliturelles ne
se confond pas nécessairement et de façon étroitement
substantialiste avec un texte ordonné autour dune parole.
Elle est un discours non pas offert mais à conquérir:
à décrypter dans le vécu antillais. Véritable
génotexte, elle doit être appréhendée
comme une manière de palimpseste immatériel. La thématique
de lexistence dont fait état lEloge de la
créolité (1989) parmi ses cinq points programmatiques14
reste le terreau de la littérature antillaise, là
où sopère tout acte authentique de création.
La thématique de lexistence suppose la communication,
la circulation intense dun imaginaire dans lequel lécrivain
effectue une plongée et dont il simprègne intensément.
Ce dernier détecte alors en chaque être, dans le sillage
de chaque vie, un univers de paroles, gestes, postures et croyances
dont le dépôt nest pas toujours visible à
première vue. Mais véritable archéologue plutôt
quhistorien, sociologue ou anthropologue, il est essentiellement
un renifleur dexistence. Ce quil ramène
de sa plongée détermine son aptitude à voir
le réel. Dès lors, la voyance proclamée par
Arthur Rimbaud perd ici toutes ses connotations mystiques et extatiques
pour devenir leffet dune activité appliquée
à capter et transmettre limaginaire, et la récompense
dun effort intense pour y parvenir. Sinon, on ne peut comprendre,
par exemple, que sans avoir vécu le temps de lAmiral
Robert15, un auteur comme Confiant,
au-delà des évidents anachronismes dont est émaillé
son roman Le Nègre et lAmiral (1988), puisse
restituer à travers cette uvre, avec une vérité
confirmée par ceux de ses lecteurs assez âgés
pour avoir connu ces temps difficiles, la quintessence de la réalité
psycho-affective de lépoque. Dans une telle perspective,
on peut alors se demander si, en fait, toute littérature
authentique ne procède pas du syndrome homérique,
comme passage, non pas seulement de loraliture à la
littérature, mais comme assomption du réel collectif
par la vision singulière dun marqueur de paroles.
Autrement dit, derrière lemploi de ce synonyme utilisé
par les auteurs de la créolité pour désigner
les écrivains quils sont et ne peuvent manquer dêtre,
il y aurait bien plus quune coquetterie, une véritable
pertinence anthropolinguistique. |
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