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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Nice : marché aux fleurs (1899) par Eugène Trutat, domaine public.

La lettre bleue

Le lendemain matin, le facteur déposa à la loge une enveloppe bleue libellée en ces termes:

Mademoiselle la Martiniquaise
24, rue Assalit
Nice (Alpes-Maritimes)

Tu parles d’une adresse ! Fiora Vialli, notre concierge, une brave Italienne fraîchement émigrée, faillit y perdre les quelques mots de notre langue qu’elle avait si durement acquis. Dès qu’elle eut déchiffré avec peine: «Mademoiselle la Martiniquaise», elle se précipita dans les étages en braillant «C’est qui?» à la cantonade:

Pour s’éviter d’avoir à ânonner devant les plaques de porte, elle les avait comme qui dirait photographiées. Mais là, ça ne lui servait à rien. Ça grouillait de domestiques dans ces immeubles luxueux, mais ils ne recevaient jamais de courrier à leur nom. C’était toujours, Mademoiselle unetelle chez Monsieur ou Madame unetelle. Alors, Fiora Vialli fit ce que son métier lui commandait. Elle déposa l’enveloppe sur la petite table de l’entrée de la loge qui servait à cela.

Tu vois ce à quoi peut tenir une vie! Sans Marthe, la femme de chambre du dessus, avec qui j’avais lié connaissance au marché du Cours Saleya où Madame Aliène m’avait fait aller acheter des fleurs, la belle missive bleue aurait pu retrouver le sac du facteur avec la sinistre mention: N’habite pas à l’adresse indiquée. On ne fait pas mieux comme faire-part de deuil ! Par chance, il se trouvait que sans être ce qu’on appelle des amies, Marthe qui était bègue et Fiora qui ne parlait que des bribes de français, comme il en va souvent des mal lotis, prenaient un vrai plaisir de collégiennes à papoter ensemble.

— Pour qui c’est ça? zozota Marthe en voyant l’enveloppe bleue sur la petite table.

Comme tout l’immeuble, elle savait que Fiora, excellente concierge, n’était pas du genre à laisser traîner le courrier sans le distribuer. Alors, tu penses, une enveloppe délicate qui devait pour le moins contenir un message d’amour!

Je ne vais pas te transcrire mot pour mot la réponse de Fiora. Il y faudrait des heures et c’est à peine si j’e m’en approcherait. Il en va de même zézaiement de Marthe. Au théâtre, cela ferait une scène formidable du genre Mamamouchi, si je me souviens bien de ce que j’ai appris au collège. En voilà donc la moelle.

— Justement, je ne sais pas, répondit donc l’Italienne à la bègue en lui mettant l’enveloppe sous le nez. Impossible de trouver cette personne dans l’immeuble. Est-ce que, par hasard, tu la connais?

— Si je la connais ? C’est la petite qui travaille chez Madame Aliène!

— La petite négresse ? Mais, enfin, Mademoiselle la Martiniquaise, elle ne s’appelle pas comme ça!

— Bien sûr, c’est le nom de son pays. Elle vient de Martinique. C’est une Martiniquaise.

— Ah bon, si c’est ça, faudrait pas qu’elle me prenne pour une raciste. Viens avec moi, on va lui remettre son courrier en main propre.

Voilà comment la lettre bleue m’est enfin parvenue.

Je ne suis pas experte en graphologie, mais je sais reconnaître l’écriture d’un homme. Celle-ci ressemblait à une prairie de mots poussés par un vent tiède sans excès vers la droite avec des pleins et des déliés bien affirmés, des points, des virgules, des barres de t et des boules de l, posés comme à coups de serpettes. Cet homme savait ce qu’il voulait, mais il savait comment le faire sans avoir l’air de vouloir l’imposer. Enfin, c’est comme ça que j’ai interprété sa prose.

«Mademoiselle, écrivait-il.

Cela vous étonnera sans doute, mais aujourd’hui, ce n’était pas la première fois que je vous voyais. Voilà pourquoi, sûr de mes sentiments, j’ai pris la liberté de vous attendre et de vous suivre. Vous me plaisez plus que je ne saurais jamais le dire. Vous ne pouvez l’imaginer. Je vous promets de ne plus chercher à vous voir, de ne plus vous importuner. Je ne vous demande rien d’autre, sinon d’essayer de me connaître. Si tel était votre désir, l’en-tête de cette lettre vous donnera toutes les indications nécessaires. Croyez-moi, je suis un homme honnête et respectable. Vous ne courrez aucun danger.

En espérant que vous prendrez cette missive en bonne part, je me permets de signer:

Votre Émilien»

Seigneur, la Vierge, voilà qui était bien tourné ! Je ne sais pas si c’était la surprise, l’énervement où je ne sais quoi encore, je ne m’expliquerai jamais la scène qui a suivi. J’ai toujours été joyeuse et démonstrative, mais hystérique, jamais. Pourtant je me suis retrouvée à me rouler de rire sur le tapis de soie de l’entrée. C’est comme je te dis. Un caniche d’on ne sait pas s’il jappe, s’il gémit, ou s’il réclame des papouilles, c’est ça que j’étais devenue après avoir déchiffré ma belle lettre bleue. Quel charivari ! J’ai fait un tel carnaval que Madame Aliène, dont je savais qu’elle écoutait un opéra sur le gramophone su salon, a jailli dans le vestibule.

— Enfin, Rachel, m’a-t-elle demandé aussi inquiète que surprise, qu’est-ce qui vous arrive?

La veille, encore, tout en restant bien déférente, je lui aurais répondu sur un ton qui indiquait que ma vie privée ne la regardait pas:

— Ce n’est rien, Madame, un fou rire que je ne m’explique pas.

La veille, encore, devinant à quel point le bonhomme pouvait être tenace, je me serais arrangé pour lui faire parvenir par Léona le petit mot suivant:

Monsieur,

Ne m’en veuillez pas, mais si je suis venue en France, c’est pour travailler, pas pour me faire séduire (on ne disait pas encore draguer). Je suis fermement résolue à retourner chez-moi dès mon contrat fini. Soyez assez gentleman (j’adorais ce mot) pour ne plus m’ennuyer.

Rachel Grand.

Pourtant, à croire que le bonhomme m’avait tourné la tête, voilà que je me prends à lire à Madame la belle missive bleue.


Madame était une fine psychologue. Mon geste lui disait tout. À l’évidence, j’étais déjà ferrée. Elle m’a souri d’un air très maternel puis elle m’a dit:

— Ma petite Rachel, je sais bien qu’à votre âge on ne demande qu’à passer outre les conseils, mais permettez-moi cependant de vous dire que je me sens responsable de vous. Voilà pourquoi je vous propose de vous aider à tirer cette affaire au clair. Faites-moi confiance, je ne vous trahirai pas, car je voudrais que l’on fasse de même pour mes propres enfants s’ils étaient loin de moi.

Elle m’a claqué un baiser sur chaque joue puis, sans me donner le temps de me remettre de cette marque d’affection si peu courante de la part d’une patronne, elle est sortie de la maison.

Ce fut un jeu pour elle de retrouver la chemiserie américaine où travaillait mon Émilien. Elle est montée dans un taxi et hop, avec l’en-tête de la lettre, en deux coups de volant, elle était rue Giaffredo, en plein quartier huppé des grandes banques. La boutique d’Émilien respirait, elle aussi, le luxe et le confort. C’était la première à Nice à vendre des chemises et des cravates en soie. Madame Aliène interrogea sans détour Émilien qui lui répondit tout aussi franchement. Non, il n’était pas riche, mais il gagnait 1 800 francs par mois ce qui, pour l’époque, était un salaire confortable puisqu’en moyenne, ailleurs, le même emploi ne dépassait pas 600 francs.

Je ne sais rien de leurs accords. C’est un secret que Madame Aliène et Émilien ne trahirent jamais. Sans doute Madame Aliène a-t-elle demandé à Émilien de se donner le temps de réfléchir et que lui, heureux du tournant que prenait l’affaire, y a volontiers consenti.

Tu sais comment cela se passe. Le corps suit toujours les mouvements et les tourments de l’âme. Je ne vois pas pourquoi j’y aurais échappé. Le lendemain, je me suis réveillée avec un mal de ventre épouvantable qui pouvait augurer d’une crise d’appendicite ou d’une péritonite.

Là, encore, Madame Aliène a pris les choses en main.

— Il ne faut pas jouer avec ces choses-là, a-t-elle déclaré. Je vous fais une lettre pour le docteur Stein, c’est un de mes amis.

Ce n’était pas comme aujourd’hui où pour un rien une ambulance débarque toutes sirènes hurlantes. Tout de même, je n’étais pas à l’article de la mort. C’est donc à pied, en me tenant le ventre, que j’ai fait le chemin de la rue Assalit à l’hôpital Saint-Roch. Je me souviens, tout au bout d’un couloir, il y avait une paque o il était écrit:

Professeur Stein, maladies de l’abdomen, consultations l’après-midi.

J’étais sacrément en avance. Je me suis allongée sur un banc de la salle d’attente et j’y serais encore si, au bout d’une heure, une infirmière ne s’était inquiétée de moi.

Je lui ai donné la lettre de Madame Aliène et ça n’a pas traîné. Madame Aliène était connue à Nice. À la saison du carnaval, c’est elle qui organisait les corsos fleuris. Sa lettre était un vrai sésame. Comme il n’avait pas un seul lit de disponible, on m’a installée dans le solarium et là, on s’est occupé de moi aux petits oignons, une vraie petite caille.

Pourtant, je m’ennuyais et au bout de deux jours, j’ai écrit à mon Émilien. Monsieur n’a pas flâné en route. Une heure après, les bras chargés de fleurs et de livres et de fruits, il était là. Pendant toute la semaine, j’ai subi toute une batterie d’examens. Je n’étais pas malade. Il fallait mettre mes douleurs au compte de l’émotivité. J’avais somatisé comme on dit aujourd’hui. Voilà comment, rassurée et heureuse, je suis sortie de l’hôpital au bras de mon Émilien.

La meilleure partie de ma vie venait de commencer.

* * *

© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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