2003-2004 : 150 ans de présence indienne
en Guadeloupe et en Martinique.
 

 
Editorial : Janvier 2004
 
Shiva Nataraj
Shiva Nataraj, ou le danseur cosmique.
 

Pardonner pour avancer

Dans «Peau noire, masques blancs», invieillissable opus pour qui veut comprendre les ressorts du sociétaire afro-antillais, Frantz Fanon psychiâtre et essayiste mettait en lumière avec grand talent, mais aussi combien d'amertume, de déconvenue enragée, un fait : ses congénères aliénés ne se sentaient exister dans un milieu défini par leurs anciens maîtres qu'en portant collé-serré sur la figure un masque de blanc pour danser au carnaval «des autres».

Tout juste qu'il soit, on ne saurait superposer ce diagnostic à la condition, encore plus complexe, de l'indien de nos îles. Ni s'en contenter pour décrire une condition mentale encore plus complexée. Car Fanon, nègre martiniquais, s'est penché sur les rapports entre les survivances de l'africanité d'origine de sa partie, congrue il est vrai, du peuple antillais. Universel et humain aussi, Fanon prenait le risque de donner au piètre lecteur une fâchante impression, celle hélas trop entretenue par l'industrie folklo-touristique, que Guadeloupe et Martinique ne sont peuplés que des descendants du blanc oppresseur, du noir violenté, et du mulâtre (terme colonial dénigrant, de mulet ) né de leur accouplement, point.

Or, sur fond amérindien pilonné par les conquistadors, après la mise en déroute de l'esclavage, notre migration indienne, tout comme la congolaise, l'annamite, l'alsacienne ou la portugaise d'après 1848, puis la libanaise, la syrienne, l'italienne, ajoutées à nos blancs Matignon, Saint-Barth, Saintois, Désiradiens, à nos chinois aussi, s'était pourtant bien incorporée au matrimoine créole. Elle l'avait déjà diversifié, aimé tisser de riche façon, lorsque Fanon trempa sa plume dans la sueur de sa réflexion. Certes, pour les porteurs de lunettes d'école ou de missel pur beurre, l'indien chétif, furtif, soluble, évanescent jusqu'à la transparence, restait décoratif, anecdotique, diabolique parfois. Quoique!.. Quoiqu'il eut travaillé rude et dur, sauvé la canne d'un jet de sueur, bien enrichi la vie ici, et pas que d'un marre-tête rouge et safran, ou d'un plat fétiche jaune-curcuma.

Cet être soumis avait déjà aussi lutté et conquis, dès 1923, égalité, droit de vote, nationalité, privilège du service militaire grâce à l'âpre combat juridique d'Henri Sidambarom contre le compresseur-oppresseur. L'indien-kouli d'ici, à l'histoire si différente par l'origine, la longueur du voyage, les traits ethno-culturels et psychiques..., mais si semblable par le déracinement, la traîtrise de l'histoire à sucre et son convoi de souffrance, ne semblait toujours pas mériter sa mention complémentaire.

Violenté aussi, et de toute part, il le fut. Enfoui jusqu'à l'âme le voulut-on, dans un bain de culture qui exclurait et gommerait l'apport de ses valeurs d'origine - sauf en catimini pour les tenaces. Minoritaire, il ne saurait se dépêtrer de son vécu que par l'oubli, absorption dans le socle-phare imposé. Noyés dans blanc d'Europe et noir d'Afrique déjà broyé, l'indien, l'indienne des îles, se confondirent et s'enivrèrent en trois courts demi-siècles dans l'océan profond d'une double, d'une trouble, d'une multiple et mutilante aliénation.

Aliénation telle, qu'ils en ont perdu toute mémoire de leur arrivée et de leur rivellement. Ne sachant sous quel apparât d'emprunt voiler leur singularité, conjurer cette insolente, gênante ou fière différence, désormais rendus indifférents à l'extinction d'un passé qu'on oublia de nous décrire, ils ont cueilli leurs marques parmi masque blanc, masque mulâtre, masque nègre, masque tissé et métissé, masque à plumes, masque chapé-kouli, masque créole, masque hindou, tamoul ou brahmanique... Et propitié la mascarade de l'histoire en dansant, Ave, Césaire Aimé, au carnaval «des autres».

Puissent les commémorations de 2004 faire reconnaître et chérir de tous le don des larmes et de la sueur, de l'âme et de l'esprit qui fut leur offrande à la terre d'accueil.

Puissent-elles aussi éclairer leur lanterne, rallumer leur flamme, libérer leur âme d'ancêtres intimidés et malmenés. Car s'il est vrai que son seul choix est désormais de co-bâtir créole, l'indien-pays devra d'abord, avec lui-même, se reconstruire un fond et se réconcilier.

Puis pardonner, pour avancer.

Jean-S. Sahaï-Viranin.
   

Section 2004 : Commémoration des 150 ans de présence indienne.
 
 
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