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Réflexions

Éloge de la différence
La génétique et les hommes

Quelques extraits de Éloge de la différence. La génétique et les hommes, Albert Jacquarda,
© Éditions du Seuil, 1978, Coll. Points Sciences, 1981

Fille Khmer
Fille khmer au frangipanier, Cambodja.
Photo © Karim Sahaï, by special permission.

Des peaux et des couleurs

Le caractère spontanément pris en considération pour définir les races est celui qui est le plus facilement repéré: la couleur de la peau. Il s'agit d'un caractère évidemment héréditaire, soumis à un déterminisme génétique assez rigoureux. Mais ce déterminisme est bien mal connu.

Rappelons tout d'abord que, contrairement à une opinion répandue, les diverses couleurs de peau résultent, pour l'essentiel, de la densité dans l'épiderme d'un unique pigment, la mélanine, présent aussi bien chez les Blancs que chez les Jaunes ou chez les Noirs, mais avec des doses très variables. Les différences constatées sont donc surtout quantitatives et non qualitatives. A l'intérieur d'un même groupe la dispersion est généralement très grande, l'écart entre deux individus d'une même population peut être beaucoup plus grand que celui constaté entre les moyennes de deux groupes appartenant à des "races" distinctes.

Dans une étude récente intitulée "La quadrature des races", André Langaney1 fait remarquer que l'on peut passer sans discontinuité des hommes les plus clairs (les Européens du Nord) aux plus foncés (les Sara du Tchad), en ne choisissant les intermédiaires que dans deux autres populations (les Africains du Nord et les Bochimans).

Les études de croisements entre Noirs et Blancs et entre leurs descendants ont montré que ce caractère se comporte de façon très mendélienne: tout se passe comme s'il était gouverné par 4 paires de gènes ayant des effets additifs; le mécanisme réel est sans doute beaucoup plus complexe, mais ce modèle simple rend très bien compte des observations. Dans cette optique les "Blancs" possèdent huit gènes b entraînant une couleur claire, les "Noirs" huit gènes n entraînant une couleur foncée. Tous les intermédiaires sont possibles selon la valeur du nombre x de gènes b et du nombre 8-x de gènes n.

Le groupe des "American Negroes", citoyens des États-Unis catalogués "nègres", permet de confirmer ce modèle génétique. Ce groupe, très hétérogène, est constitué de tous les Américains du Nord ayant parmi leurs ancêtres des Africains déportés comme esclaves à partir du XVIIe siècle et jusqu'au milieu du XXe; leurs généalogies réelles comprennent aussi bon nombre d'Européens; les jeunes Noires qui avaient un enfant de leur maître blanc mettaient au monde un "nègre". La comparaison des fréquences de certains gènes dans les populations africaines de la région du golfe du Bénin, source principale du flot d'esclaves, dans les populations anglo-saxonnes d'Europe et dans le groupe "Noirs américains" permet d'estimer à environ 25 % l'apport de gènes "blancs" dans ce groupe.
Ainsi pour le système sanguin Rhésus la fréquence d'un certain gène appelé R0, est de 63 % chez les Africains, alors qu'elle n'est que de 3 % chez les Européens. Dans le groupe des Noirs américains sa valeur est intermédiaire, 45 %, ce qui est compatible avec l'hypothèse d'un apport d'un quart de gènes européens.

Il ne s'agit là bien que d'une estimation globale; les proportions réelles sont certainement très différentes selon les régions et les familles (L'apport génétique des Blancs est plus grand chez les American Negroes du Nord et de l'Ouest des États-Unis que chez ceux du Sud.)
Avec cette hypothèse, chez un " Noir " des États-Unis, chacun des gènes gouvernant la couleur de la peau, peut, avec une chance sur quatre, être un gène b; la probabilité pour que les 8 gênes concernés soient tous b est donc égale à (1/4)^8, soit environ 1/65 000: autrement dit parmi les quelque 20 millions de "Noirs américains" plusieurs centaines ne possèdent que des gènes de la couleur blanche, et sont donc effectivement blancs; de même la probabilité de posséder 8 gènes n est de (3/4)^8, soit environ 1/10: 2 millions seulement des "Noirs américains" n'ont, pour la couleur de la peau, que des gènes fournis par les fondateurs africains du groupe et sont aussi noirs que leurs ancêtres.

On peut continuer ce calcul et préciser la répartition des "Noirs" selon le nombre, compris entre 0 et 8, de gènes n dont ils sont dotés; cette répartition est très proche de celle effectivement observée pour l'intensité de la couleur de la peau dans cette Population, le "modèle à quatre paires de gènes" est donc une bonne représentation de la réalité.

Les populations de peau très foncée se trouvent surtout en Mélanésie, c'est-à-dire l'ensemble des îles située dans la partie Sud-Ouest du Pacifique, dans la péninsule indienne et dans l'Afrique au sud du Sahara, régions qui sont, toutes, proches de l'équateur; cette observation constitue un argument en faveur de la théorie accordant à la peau noire une valeur adaptative plus grande dans les pays chauds; nous verrons plus loin que même cette idée, si généralement admise, peut être controversé.

Notons seulement, pour l'instant, que ces trois catégories de populations ne peuvent en aucune façon être considéré une "race"; en dehors de la couleur de la peau, tout les différencie: l'analyse de leurs systèmes sanguins par exemple montre qu'il est impossible de les considérer comme trois rameaux issus d'un même groupe; leur "arbre phylogénique" ne peut se représenter par trois branches partant d'un même tronc.

S'il en avait été ainsi, d'autres caractères que la couleur noire auraient été présents chez l'hypothétique population ancêtre et se retrouveraient dans ces trois ensembles de la population. Tel ne paraît pas être le cas.

Cette constatation montre à l'évidence qu'aucun classement basé sur la seule couleur ne peut avoir de sens biologique; ce fait est fort ennuyeux pour ceux qui s'imaginent qu'une définition des races peut être basée sur ce critère (ce que ne font évidemment plus les anthropologistes); mais il s'impose à nous.

Finalement nous constatons que si la couleur de la peau est le caractère le plus évident, le plus facile à comparer, elle ne correspond qu'à une part infime de notre patrimoine génétique (sans doute 8 ou 10 gènes sur quelques dizaines de milliers); elle n'est apparemment liée à aucun autre caractère biologique important; elle ne peut donc en aucune manière servir à un classement significatif des populations:
que de drames individuels ou collectifs auraient pu être évités, et pourraient encore l'être à l'avenir, si cette évidence avait été ou était enfin admise par tous.

D'autres caractères physiques, plus ou moins faciles à mesurer, ne peuvent-ils être substitués à la couleur de la peau comme base de classification?

La taille, la longueur de la tête, sa largeur, le rapport de ces deux dernières mesures (l'indice céphalique permettant de différencier les "brachycéphales" des "dolichocéphales"), et tant d'autres mesures du corps peuvent être utilisés pour déterminer ressemblance et dissemblance entre individus ou entre groupes. Mais les déterminismes génétiques de ces caractères sont très mal connus, ou même pour la plupart d'entre eux, totalement inconnus; il est impossible dans l'état actuel de nos connaissances, et probablement pour longtemps, d'utiliser les informations recueillies sur les phénotypes pour en inférer des conclusions concernant les génotypes.

De plus certains de ces caractères, malgré leur dépendance étroite du patrimoine génétique, sont très peu stables; ainsi la taille.

Dans tous les pays industrialisés on assiste depuis le début du siècle à un accroissement extraordinairement rapide de la stature; d'après une récente étude de G. Olivier2 , la taille des conscrits français âgés de 20 ans était de:

165,4 cm en 1880 165,8 cm en 1900 165,7 cm en 1920 168,5 cm en 1940 170,0 cm en 1960 172,3 cm en 1974

Selon ces données ce phénomène est de plus en plus rapide. Il est exclu que ce changement corresponde à des modifications génétiques; seules des influences du milieu (lesquelles? on ne peut répondre que par des conjectures) ont pu intervenir en un intervalle de temps aussi court. Constater que le caractère "taille" est à ce point variable conduit à abandonner tout espoir de l'utiliser pour comparer les diverses populations ou pour reconstituer leur "arbre phylogénique".

En ne considérant que des caractères quantitatifs, dont nous verrons au chapitre VI que leur interprétation génétique est toujours délicate, l'anthropologie risquait de s'enfoncer dans une impasse; les progrès de la biochimie lui ont opportunément apporté des données permettant une étape nouvelle: ces données concernent des caractères, essentiellement les systèmes sanguins, dont le déterminisme génétique est si strict que le passage du phénotype observé au génotype est beaucoup plus aisé.

Variété des individus. Variété des populations

Le lecteur a nécessairement l'impression que l'accumulation de données nouvelles de plus en plus précises, leur traitement par des procédés de plus en plus complexes n'aboutissent qu'à rendre plus difficile le classement des diverses populations composant notre espèce.
La vision si claire des géographies de notre enfance, les Blancs, les Jaunes, les Noirs, est maintenant brouillée; aucune ligne directrice ne se dégage plus. La recherche scientifique se serait-elle fourvoyée?

Le rôle de la science n'est pas de fournir infailliblement des réponses claires à toutes les interrogations. A certaines questions il faut ne pas répondre; donner une réponse même partielle ou imprécise à une question absurde c'est participer à une mystification, cautionner un abus de confiance.

Si le classement des hommes en groupes plus ou moins homogènes, que l'on pourrait appeler "races", avait un sens biologique réel, le rôle de la biologie serait d'établir ce classement au mieux; mais ce classement n'a pas de sens. Pour qu'il en eût un, il aurait fallu que l'histoire de humanité ait été conforme à un arbre phylogénétique: une série de fissions successives.

En fait, les groupes humains actuels n'ont jamais été totalement séparés durant des périodes assez longues pour qu'une différenciation génétique significative ait pu se produire. Des hommes sont passés d'un groupe à l'autre et nous avons vu qu'un courant migratoire même de très faible intensité peut avoir des conséquences importantes.

Nous pouvons, pour des caractères bien définis, comparer des populations; nous pouvons analyser les écarts constatés; nous pouvons dans certaines régions étudier la micro-différenciation de populations dispersées; mais ces travaux ne peuvent aboutir à un classement en "races" ayant une existence objective.

La meilleure preuve de l'inanité des tentatives de définition des races a sans doute été donnée par les chercheurs américains R. Lewontin3 et M. Nei4 ; ils ont cherché à analyser la diversité globale de l'ensemble des hommes en une part due aux écarts entre les grands groupes classiquement admis (blancs, jaunes, noirs), une part due aux écarts entre nations appartenant à un même groupe, enfin en une part due aux différences entre individus d'une même nation: ces parts sont respectivement de 7 %, 8 % et 85 %. Autrement dit, on ne diminue en moyenne que de 15 % la diversité constatée entre les hommes si, au lieu de considérer l'ensemble de l'Humanité, on ne considère que les hommes appartenant à une même nation.

Ce résultat vaut d'être médité: ce n'est pas entre les groupes mais entre les individus que nous constatons la plus grande diversité. Bien sûr, mon ami Lampa, paysan bedick du Sénégal oriental, est très noir et je suis à peu près blanc, mais certains de ses systèmes sanguins sont peut-être plus proches des miens que ceux de mon voisin de palier, M. Dupont. Selon le critère de comparaison que je retiendrai, la distance entre Lampa et moi sera plus grande ou plus petite que la distance entre M. Dupont et moi.

Le résultat mis en évidence par Lewontin et Nei signifie que la distance biologique qui me sépare de M. Dupont est, en moyenne, inférieure d'un cinquième seulement aux distances qui me séparent de Lampa, de tel collègue généticien japonais ou hindou, ou de tel chasseur-cueilleur du désert d'Australie.

Cette petite différence mérite-t-elle toute l'attention que, depuis des siècles, nous lui accordons?

Un concept flou: les races humaines

Dès que l'on observe un ensemble aussi complexe que l'ensemble des hommes, on ressent la nécessité de réaliser des classifications, des regroupements, en affectant à une même catégorie les individus paraissant les plus semblables. Pour que ce classement ait un sens biologique il faut naturellement que les caractères permettant d'apprécier les ressemblances soient héréditaires et qu'ils présentent une certaine stabilité d'une génération à l'autre.

Les premières tentatives de classification ne pouvaient reposer que sur les données fournies directement par l'observation: les formes et les couleurs des individus; ces classifications pouvaient être subtiles, tenir compte de paramètres complexes, mais par construction, elles ne pouvaient concerner que l' "univers des phénotypes". Ainsi les taxonomistes ont-ils pu définir diverses "races" en fonction de la couleur de la peau (noirs, blancs ou jaunes), de la texture des cheveux (crépus ou lisses), du rapport de la largeur de la tête à sa longueur (dolichocéphales ou brachycéphales), etc. Selon les caractères étudiés, les classes ou "races" ainsi définies pouvaient être variables et les polémiques étaient vives entre ceux qui, comme H. Vallois, décelaient 4 races principales et 25 races secondaires et ceux qui en comptaient 20, ou 29, ou 40...

Les découvertes de la génétique ont permis de préciser enfin la problématique, en apportant la possibilité de donner un contenu plus objectif au concept de race: une race est un ensemble d'individus ayant en commun une part importante de leur patrimoine génétique. Il s'agit cette fois de caractéristiques intrinsèques des divers groupes humains, indépendantes de leurs conditions de vie; la classification concerne l' "univers des génotypes". On peut donc espérer aboutir à des résultats clairs, entraînant l'adhésion générale.

Malheureusement, le comportement des scientifiques en ce domaine a été celui, dénoncé par l'Écriture, consistant à "mettre du vin nouveau dans de vieilles outre", c'est-à-dire à interpréter des observations nouvelles à l'aide de vieux concepts; malgré des progrès remarquables de la connaissance, la confusion des esprits n'a fait que croître; les biologistes qui ont eu le courage d'aller contre les idées reçues J. Hiernaux5), J. Ruffié6) ou A. Langaney7 par exemple, récemment en France, n'ont pas bénéficié d'une audience suffisante; l'opinion reste marquée par des théories, totalement dépassées, mais qui gardent l'autorité des vieux mythes.

Race et racisme

Il n'est pas inutile, pour commencer, de confronter ces deux termes, race et racisme :

  • l'un évoque des recherches scientifiques, a priori légitimes, basées sur des données objectives: le but est de mettre au point des méthodes de classement des individus permettant éventuellement de définir des groupes, les "races", relativement homogènes;
  • l'autre évoque une attitude d'esprit, nécessairement subjective: il s'agit de comparer les diverses races en attribuant une "valeur" à chacune et en établissant une hiérarchie.

Ces deux activités sont, bien évidemment, distinctes: l'on peut chercher à définir des races sans le moins du monde être "raciste" au sens que nous venons de préciser. Remarquons cependant que cette possibilité reste, le plus souvent, toute théorique. Le besoin de définir des races est rarement motivé par un pur souci de taxonomiste désireux de mettre de l'ordre dans l'ensemble de ses données; il résulte du désir, si développé dans notre société, de différencier des autres groupes celui auquel nous appartenons. Il correspond à l'idée platonicienne d'un "type". Nous pouvons définir l'espèce humaine, mais il est difficile de préciser avec quelques détails le type humain idéal; plusieurs types sont nécessaires: le Blanc, le Noir, l'Indien, l'Esquimau, etc.
Pour marquer de façon un peu caricaturale, et sans prétendre que les taxonomistes sérieux sont tombés dans ces excès, jusqu'où peuvent aller cette typification et la confusion qu'elle entraîne, citons quelques extraits de la Géographie universelle de Crozat8 parue en 1827 (19), il y a seulement un siècle et demi:

Les Chinois ont le front large, le visage carré, le nez court, de grandes oreilles et les cheveux noirs... Ils sont naturellement doux et patients mais égoïstes, orgueilleux...
Les Nègres sont en général bien faits et robustes, mais paresseux, fourbes, ivrognes, gourmands et malpropres...
Les habitants de l'Amérique sont agiles et légers à la course; la plupart sont paresseux et indolents, quelques-uns sont fort cruels...

Arrêtons là ce sottisier qui, il faut le rappeler, n'est pas fourni par la prose d'un romancier formulant des sentiments personnels, mais a été écrit par un géographe soucieux de faire oeuvre scientifique. Ces citations ont le mérite de montrer qu'une classification repose le plus souvent sur un mélange de critères, les uns objectifs, les autres subjectifs, et qu'elle évite rarement une hiérarchisation: les races sont différentes, donc certaines sont "meilleures" que d'autres. On sait jusqu'où, dans cette voie, ont pu aller certains dictateurs.

Ils ne faisaient d'ailleurs qu'exploiter dans le domaine de la politique, de l'action, les idées que leur avaient fournies certains scientifiques. Notre vision de la transformation progressive des êtres vivants, plantes, animaux ou hommes, est basée, depuis Darwin, sur les concepts de la lutte pour la vie, de la victoire du plus apte, de l'élimination des êtres débiles, de la propagation, au fil des générations, des traits favorables. Ces concepts, définis au départ pour caractériser les individus, ont été, presque sans discussion, étendus aux groupes d'individus, aux races. Les différences entre peuples ont été vues comme le résultat d'évolutions plus ou moins favorables, ont été perçues comme des inégalités; il n'est guère besoin d'interroger longuement nos concitoyens pour constater que, dans leur esprit, ces inégalités font partie des évidences: certaines races sont supérieures (en général la nôtre), d'autres sont inférieures.

Certes la plupart des Français affirment sincèrement qu'ils ne sont pas racistes; les Sud-Africains, les Américains du Nord, les Allemands ou les Russes sont d'affreux racistes, mais pas nous. Tout juste estimons-nous, avec raison bien sûr, que nous sommes supérieurs aux Arabes, aux Noirs, aux Tsiganes ou aux Hindous, sans compter divers autres peuples mal dotés par la nature et qui, n'est-ce pas, "ne sont pas comme nous". Soyons sérieux, le racisme, c'est-à-dire le sentiment d'appartenir à un groupe humain disposant d'un patrimoine biologique meilleur, est un sentiment à peu près universellement partagé.

Il n'est guère difficile de découvrir des exemples d'attitudes où ce racisme inconscient se dévoile; le plus étonnant que nous ayons trouvé est sans doute cette phrase inattendue figurant dans le Règlement du service dans l'armée au chapitre précisant les missions du colonel :

"Le colonel... indique les moyens les plus propres à développer le patriotisme: fortifier l'amour de la Patrie et le sens de la supériorité de la race..."

Il ne s'agit pas d'un règlement concernant l'armée allemande au temps du nazisme, il s'agit de l'armée française, et ce document a été imprimé en 1957.
Qu'une telle phrase ait pu être écrite et approuvée par plusieurs ministres et chefs d'état-major montre combien il paraît naturel, à la plupart d'entre nous, de définir une "race française" et de glorifier sa valeur par rapport aux autres races.

Un scientifique constatant que, effectivement, les éléments en sa possession aboutissent à confirmer l'existence de races "inégales", c'est-à-dire hiérarchisables, ne devrait pas cacher cette conclusion; l'éthique de la science est le respect de la vérité. Mais, inversement, il ne doit pas hésiter, pour proclamer cette vérité, à lutter contre les idées reçues, même si elles sont adoptées à la quasi-unanimité. Il est important de faire le point: qu'apporte la science, et principalement la génétique, au concept de race?

Qu'est-ce que classer?

Définir des races, c'est opérer une classification au sein de ce vaste ensemble que représentent les quelques milliards d'hommes actuellement vivants et leurs quelques dizaines de milliards d'ancêtres. De même, définir des espèces c'est opérer des regroupements au sein de l'ensemble des individus appartenant au monde vivant mais dans ce dernier cas nous disposons d'un critère assez précis pour décider si deux individus appartiennent ou non à une même espèce: leur capacité (réelle ou potentielle) de se féconder. Bien sûr, divers cas limites posent problème, mais nous pouvons admettre que l'appartenance à l'espèce "Homme" est une notion assez claire; il se trouve que tous les individus que nous considérons comme des hommes, si éloignés fussent-ils, Aborigènes d'Australie, Esquimaux du Grand Nord, habitants de la Terre de Feu, Européens ou Mélanésiens, sont "potentiellement interféconds".

Mais aucun critère de cette sorte ne peut être précisé lorsqu'il s 'agit de décider si deux individus appartiennent ou non a une même race. Tous les jours nous prenons pourtant, sans difficulté, ce genre de décision; nous n'avons pas besoin d'une science bien développée pour savoir que tel homme rencontré dans la rue est chinois, arabe ou indien, sans (presque) nous tromper. Interrogeons-nous cependant sur le processus mental qui aboutit à ce genre de classement.
Nous sommes en présence d'objets divers, par exemple tous les individus appartenant à notre espèce; nous voulons remplacer cet ensemble d'éléments dont l'effectif est trop grand pour que notre esprit puisse aisément les comparer les uns aux autres, par un ensemble de classes, en nombre beaucoup plus petit, telles que chaque élément initial appartienne à une classe et à une seule, et telles que les éléments d'une même classe soient "semblables".

Il nous faut donc tout d'abord préciser ce que nous entendons par "similitude", en particulier il nous faut choisir les critères que nous prenons en considération. Si nous ne prenons qu'un critère, par exemple la couleur de la peau de la face interne du bras, nous pouvons aisément mesurer ces ressemblances; mais si nous en prenons plusieurs, par exemple cette couleur et la largeur de la tête, il nous faut définir arbitrairement une mesure globale tenant compte simultanément de ces deux paramètres. La technique permettant d'y parvenir a été mise au point par les mathématiciens, elle consiste à calculer une "distance": deux individus sont d'autant plus "semblables" globalement que la distance entre eux est plus petite. De nombreuses formules permettent de faire un tel calcul: à un même ensemble de données, nous pouvons faire correspondre divers ensembles de distances entre individus, selon que nous aurons eu recours à la "distance euclidienne", à la "distance Manhattan", ou à la "distance du chi carré". Le choix est pratiquement sans limites, tant est riche l'imagination des mathématiciens.

Supposons que, ayant choisi certains critères de classement, ayant choisi une formule ce calcul des distances, nous ayons pu déterminer toutes les distances du entre chaque individu i et chacun des autres j (pour les quelque 4 milliards d'hommes actuellement vivants, le nombre de distances deux à deux sera de l'ordre de 8 milliards de milliards). Les "classes" que nous cherchons à préciser auront un sens si les distances entre individus d'une même classe sont, tout au moins en moyenne, nettement plus petites qu'entre individus de classes différentes. Là encore de multiples méthodes pour y parvenir ont été mises au point, qui aboutissent chacune à un résultat différent.
La plus simple, celle qui reste sans doute la plus proche du cheminement intuitif, naturel, est la méthode consistant à construire un "arbre": l'on réunit tout d'abord les deux éléments les plus proches pour constituer une classe faite de ces deux éléments, puis l'on réunit les classes les plus proches; l’on réduit ainsi peu a peu le nombre de classes jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une qui regroupe l'ensemble.

Deux individus ayant des ancêtres communs ont reçu de ces ancêtres des gènes que nous avons qualifiés d' "identiques"; cette similitude de leurs génotypes entraîne une certaine ressemblance de leurs phénotypes. Lorsque, comparant les phénotypes, nous opérons des regroupements, nous pouvons espérer que les individus que nous comparons seront d'autant plus proches qu'ils auront un plus grand nombre d'ancêtres communs; en construisant l'arbre de classement, nous obtiendrons, à peu de chose près, le schéma de leurs liens parentaux, de leurs filiations; nous dessinerons ce que l'on appelle un "arbre phylogénique".

Ce travail a été réalisé avec une assez remarquable précision semble-t-il, pour l'ensemble des espèces, considérées chacune comme un groupe homogène, qui constituent le monde vivant. On dispose maintenant d'arbres sur lesquels figurent aussi bien la baleine que la mouche, l’homme que la truite, ainsi que leurs lointains ancêtre communs.

Cette reconstitution est facilitée par le fait que les diverses espèces satisfont la condition que nous avons prise comme hypothèse pour le dessin d'un arbre phylogénique: les populations sont soumises à des fissions, mais non à des fusions; une fois séparées, elles le restent définitivement. Lorsque, par suite de remaniements chromosomiques, ou de l'accumulation des mutations, une nouvelle espèce apparaît, toute fécondation est impossible avec l'espèce d'origine, (ou les produits obtenus sont stériles, comme dans le cas du mulet, ce qui a les mêmes conséquences); la séparation génétique est totale.

Au contraire, lorsqu'une population se scinde en deux groupes qui restent interféconds, qui appartiennent donc toujours à la même espèce tout en ayant des évolutions distinctes, se différenciant peu à peu en deux "races", des échanges génétiques restent possible entre eux, soit sous forme de migrations, soit sous forme d'une fusion totale des deux groupes provisoirement séparés. Le schéma représentatif de l'évolution de l'ensemble n'est plus un arbre mais un réseau complexe, ce réseau ne peut en aucune façon être comparé à un arbre de classement; les techniques mathématiques, même très sophistiqués, qui permettent de construire de tels arbres sont totalement incapables de reconstituer des réseaux rendus complexes par l'existence de fusion entre groupes.

Nous verrons que, malgré cette impossibilité fondamentale, de nombreux chercheurs ont tenté d'utiliser les données recueillies sur les populations actuelles pour préciser les éventuelles liaisons historiques entre celles-ci. Ces tentatives ne sont pas inutiles dans la mesure où l'on reste conscient de leur portée limitée; leurs résultats ne peuvent constituer qu'une information à confronter à d'autres informations. Le plus souvent d'ailleurs, il ne s'agit nullement d'étudier la phylogénie de l'ensemble de l'Humanité, mais plus simplement d'analyser les rapports entre les divers groupes vivant dans une aire géographique limitée.

Nous venons de constater que la richesse génétique est faite de la diversité. Il semble clair que cette constatation dépasse le champ de la biologie: la richesse d'un groupe est faite «de ses mutins et de ses mutants», selon l'expression d’Edgard Morin9.

Il s'agit de reconnaître que l'autre nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable. Et ce n'est pas là une morale quelconque résultant d'une option gratuite ou d'une religion révélée c’est directement la leçon que nous donne la génétique.

Est-ce prêcher la tolérance? Quel vilain mot! On connaît la déplaisante réponse de P. Claudel, à qui l'on reprochait son intolérance: «La tolérance, il y a des maisons pour ça!»
Tolérer, c’est accepter du bout des lèvres, c'est bien vouloir, c'est, de façon négative, ne pas interdire; cela sous-entend un rapport de forces où celui qui domine consent, condescend à ne pas user de son pouvoir. Celui qui tolère se sent bien bon de tolérer, celui qui est toléré se sent doublement méprisé, pour le contenu de ce qu'il représente ou de ce qu'il professe et pour son incapacité à l'imposer. L'intolérance, autodéfense du faible ou de l'imbécile, est certes une marque d'infantilisme, mais la tolérance, concession accordée par le puissant sûr de lui, n'est que le premier pas vers la reconnaissance de l'autre; d'autres pas sont nécessaires, qui aboutissent à l'«amour des différences» (L. Dubertret10).

L’amour des différences

«Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente», Saint Exupéry, Lettre à un otage.

Cette évidence, tous nos réflexes la nient. Notre besoin superficiel de confort intellectuel nous pousse à tout ramener à des types et à juger selon la conformité aux types; mais la richesse est dans la différence.

Beaucoup plus profond, plus fondamental, est le besoin d’être unique, pour «être» vraiment. Notre obsession est d'être reconnu comme une personne originale, irremplaçable; nous le sommes réellement, mais nous ne sentons jamais assez que notre entourage en est conscient. Quel plus beau cadeau peut nous faire l'«autre» que de renforcer notre unicité, notre originalité, en étant différent de nous? Il ne s'agit pas d'édulcorer les conflits, de gommer les oppositions; mais d'admettre que ces conflits, ces oppositions doivent et peuvent être bénéfiques à tous.

La condition est que l'objectif ne soit pas la destruction de l'autre, ou l'instauration d'une hiérarchie, mais la construction progressive de chacun. Le heurt, même violent, est bienfaisant; il permet à chacun de se révéler dans sa singularité; la compétition, au contraire, presque toujours sournoise, est destructrice, elle ne peut aboutir qu'à situer chacun à l'intérieur d'un ordre imposé, d'une hiérarchie nécessairement artificielle, arbitraire.

La leçon première de la génétique est que les individus, tous différents, ne peuvent être classés, évalués, ordonnés: la définition de «races», utile pour certaines recherches, ne peut être qu’arbitraire et imprécise; l'interrogation sur le «moins bon» et le «meilleur» est sans réponse; la qualité spécifique de l'Homme, l'intelligence, dont il est si fier, échappe pour l'essentiel à nos techniques d'analyse; les tentatives passées d’ «amélioration» biologique de l'Homme ont été parfois simplement ridicules, le plus souvent criminelles à l'égard des individus, dévastatrices pour le groupe.

Par chance, la nature dispose d'une merveilleuse robustesse face aux méfaits de l'Homme: le flux génétique poursuit son oeuvre de différenciation et de maintien de la diversité, presque insensible aux agissements humains; l’univers des phénotypes», ou nous vivons, n'a fort heureusement que peu de possibilités d'action sur l’ «univers des génotypes», dont dépend notre avenir . Transformer notre patrimoine génétique est une tentation, mais cette action restera longtemps, espérons-le, hors de notre portée.

Cette réflexion peut être transposée de la génétique à la culture: les civilisations que nous avons sécrétées sont merveilleusement diverses et cette diversité constitue la richesse de chacun de nous. Grâce à une certaine difficulté de communication, cette hétérogénéité des cultures a pu longtemps subsister; mais, il est clair qu'elle risque de disparaître rapidement. Notre propre civilisation européenne a étonnamment progressé vers l'objectif qu'elle s'était donné: le bien-être matériel. Cette réussite lui donne un pouvoir de diffusion sans précédent, qui aboutit peu à peu à la destruction de toutes les autres; tel a été le sort, pour ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres, des Esquimaux d’Ammassalik, sur la côte est du Groenland, dont R.Gessain a décrit la mort culturelle sous la pression de la «civilisation obligatoire»11.

Lorsque l'on constate la qualité des rapports humains, de l'harmonie sociale dans certains groupes que nous appelons «primitifs», on peut se demander si l'alignement sur notre culture ne sera pas une catastrophe; le prix payé pour l'amélioration du niveau de vie est terriblement élevé, si cette harmonie est remplacée par nos contradictions internes, nos tensions, nos conflits. Est-il encore temps d'éviter le nivellement des cultures? La richesse à préserver ne vaut-elle pas l'abandon de certains objectifs qui se mesurent en produit national brut ou même en espérance de vie?

Poser une telle question est grave; il est bien difficile, face à cette interrogation, de rester cohérent avec soi-même, selon que l'on s'interroge dans le calme douillet de sa bibliothèque ou que l'on partage durant quelques instants la vie d'un de ces groupes qui nous émerveillent, mais où les enfants meurent, faute de nourriture ou de soins.

Pourrons-nous préserver la diversité des cultures sans payer un prix exorbitant?

Subi ou souhaité, un changement de l'organisation de notre planète ne peut être évité; la parole est donc aux «utopistes». Certains d'entre eux posent le problème en termes inattendus, ainsi Yona Friedman intitulant un de ses livres Comment vivre entre les autres sans être chef et sans être esclave12 13.
Même lorsque le monde qu’ils nous proposent nous paraît vraiment trop «différent» du nôtre, nous pouvons être à peu près sûrs que la réalité le sera plus encore.

Cet effort d'imagination, il semble que la génération, si décriée, qui s'apprête à nous succéder l'ait déjà largement entrepris. La révolte contre la trilogie métro-boulot-dodo, contre le carcan du confort douceâtre, l'affadissement du quotidien organisé, la mort insinuante des acceptations, ce sont nos enfants qui nous l'enseignent.

Sauront-ils bâtir un monde où l'Homme sera moins à la merci de l'Homme?

Références bibliographiques

1Langaney A., La quadrature des races, Génétique et Anthropologie, Science et Vie, septembre 1977, pag. 83-127

2Oliver G. et al., L’accroissement de la stature en France. Les causes du phénomène : analyse univariée, Bull.et Mém. Soc.anthrop., Paris, 1977, XIII, p. 205-214

3Lewontin R., The Genetic Basis of evolutionary change, Columbia University Press, 1974

4Nei M., Molecular Population Genetics and Evolution, Amsterdam, 1975

5Hiernaux J., Egalité ou Inégalité des races?, Paris, Hachette, 1969

6Ruffie J., De la biologie à la culture, Paris, Flammarion, 1976

7Langaney A., La quadrature des races, Génétique et Anthropologie, Science et Vie, septembre 1977, pag. 83-127

8Crozat, Géographie universelle, Paris, Amable Costes, 1827

9Morin E., Le paradigme perdu : la nature humaine, éd. du Seuil, 1973

10Dubertret L.,L’Homme et son programme, Paris, Denöel, 1975

11Gessain R., Ammassalik ou la civilitation obligatoire, Paris, Flammarion, 1970

12Friedman Y., Comment vivre entre les autres sans être chef et sans être esclave, Paris, J.J.Pauvert, 1974

13Friedman Y., L’utopie réalisable, Paris, 10-18, 1975

 

a Albert Jacquard a dirigé le service de génétique de l’Institut national d’études démographiques, et enseigné dans diverses universités parisiennes et étrangères. Il prend une part importante aux grands débats actuels sur le rôle social de la science, en particulier par ses livres: Au péril de la science?, ed. du Seuil, 1984 ; Moi je viens d’où?, ed. du Seuil, 1989; Absolu avec l’Abbé Pierre, ed. du Seuil, 1994; L’Explosion démographique, Flammarion, 1993; L’Utopie ou la Mort, Canevas, 1993; J’accuse l’économie triomphante, Calmann-Lévy, 1995.

Petit glossaire

Taxonomie: Discipline qui s’occupe de la classification des êtres vivants.

Phénotype: L’ensemble des caractères d’un individu. Par exemple: le sexe, la couleur de la peau, le groupe sanguin, la structure chimique de l’hémoglobine,…

Génotype: Le couple de gènes qui est à la base d'un certain phénotype.

Gène: morceau du ADN (donc d’un chromosome) qui codifie pour la biosynthèse d’une particulière protéine, protéine qui est responsable d’un certain phénotype.

Mendélien: Caractère héréditaire qui respecte les lois sur l’héritabilité, proposées au milieu du 1800 par G. Mendel.

Ces définitions ne sont pas strictement correctes du point de vue scientifique.

Sur le site:

De l'anthropométrie à la psychologie raciale par Saint-John Kauss.

 

Viré monté