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La poésie d'Anthony Phelps

par Saint-John Kauss

Mon pays que voici

Né à Port-au-Prince le 25 août 1928. Anthony Phelps fit des études élémentaires et secondaires à l'institution Saint-Louis-de-Gonzague. Entre 1950 et 1953, il séjourna aux États-Unis et au Canada où il étudia la chimie, la céramique et la photographie. De retour en Haïti, il fonda en 1960, avec l'aide de quelques amis, le groupe Haïti Littéraire. Il fut également co-fondateur de la revue Semences (1961) et de la station Radio Cacique (1961), où il réalisa des émissions hebdomadaires de poésie et de théâtre. Il mit également sur pied et anima le groupe de comédiens "Prisme".

Il avait publié entre-temps quatre plaquettes de poésie: Rachat, poème radiophonique réalisé en 1953 à Radio Canada, Été (1960), Présence (1961) et Éclats de silence (1962). En raison d'une vie culturelle et littéraire trop “chargée”, mais surtout tendancieuse, il fit un bref séjour dans les geôles du président-à-vie. Forcé de quitter le pays, il s'établit à Montréal, en mai 1964, y fit du théâtre, du journalisme, se fit engager comme journaliste à Radio-Canada en 1966, puis fonda une petite entreprise spécialisée dans l'édition de poésie sur disques.

Ses premiers poèmes publiés à Montréal parurent dans Images et Verbes (1966), recueil de collages de Irène Chiasson. Il fit également paraître sous le sceau des Disques Coumbite quelques poèmes groupés sous le titre suggestif de Mon pays que voici (1966), de même que Les araignées du soir (1967). Puis vinrent ses Points cardinaux (1967) et Mon pays que voici suivi de Les dits du fou-aux-cailloux (1968), édité à Paris. Il produisit une pièce, Le conditionnel, publiée également à Montréal en 1968. Un langage sans heurt, qui va du conte ( Et moi je suis une île, 1973) jusqu'à son premier roman (Moins l'infini, 1973) édité à Paris, puis traduit en espagnol (1975), en russe (1975) et en allemand (1976). Au cours de cette même année, les Éditions Nouvelle Optique firent paraître son Mémoire en colin-maillard (roman).

Pour accomplir cet itinéraire fabuleux qu'il s'était proposé, il publiera coup sur coup: Motifs pour le temps saisonnier (poésie, 1976), La bélière caraïbe (poésie, Prix Casa de las Américas, 1980), Même le soleil est nu (poésie, 1983), Haïti! Haïti! (roman, 1985), en collaboration avec Gary Klang, Orchidée nègre (poésie, Prix Casa de las Américas, 1987), puis Les doubles quatrains mauves (poésie, 1995). Il a été plusieurs fois boursier du Conseil des Arts du Canada et membre du jury des prix Casa de las Américas. Son roman Un nègre spécial qui devait pourtant paraître aux Éditions La Presse à Montréal ne vit jamais le jour.

Plusieurs de ses camarades d'hier l'accusent, à tort ou à raison, d'être avant tout un "poète cérébral"... Qu'importe! "Je fais métier de poète", dira plus tard Anthony Phelps. En effet, la littérature haïtienne trouve dans ce bouillant poète l'image complète d'un écrivain de valeur, discipliné et conscient du manque de talent que connaît cet art. Son œuvre, par "ses qualités musicales et ses intentions musicistes", s'est tournée vers le beau et le mystérieux, vers l'inconcision et l'enfantement de rythmes nouveaux, vers des images qui donnent l'impression de repousser la raison.

Par sa prévoyance et son opportunisme, Phelps a bien su canaliser les tendances d'une génération d'exilés. Perméable aux grands courants littéraires de l'étranger, grand curieux, il s'inspire volontiers des littératures américaine et européenne. Nourri de grands poètes, sa poésie est de force et de vigueur. Principal animateur du groupe Haïti Littéraire, d'ailleurs assez vite dissout par l'exil, il est aussi le poète le plus brillant et le plus prolifique de tous. C'est, sans aucun doute, l'un des plus puissants poètes haïtiens de ce siècle.

Malheureusement, les rares études portées sur l'œuvre d'Anthony Phelps ne font guère état des poètes hors d'Haïti qui l'ont indéniablement influencé. À lire Terre Québec (1964) de Paul Chamberland, Terre des Hommes (1967) de Michèle Lalonde et certaines œuvres de François Piazza (Les Chants de l'Amérique, 1965; L'Identification, 1966), on se confond dans l'illusion quotidienne d'une "perspective d'errance et de glorification du passé". C'est comme si Phelps n'avait rien inventé, mais tout vulgarisé.

Dans l'effervescence d'une foule de chantres mineurs, au sein des préoccupations sociales et politiques, au milieu de ces éclats de voix nostalgiques de l'Haïti d'hier et de demain, l'homme s'est fabriqué un "métier de poète". Dans l'atmosphère d'une poésie bourgeoise, travaillée, ciselée, on ne peut moins lui enlever la place d'un poète abondant, envoûtant, mystérieux, dont les délicatesses et les subtilités excessives lui valent bien le titre de poète du charme. À lire Anthony Phelps, cependant, on a toujours la sensation d'avoir déjà lu ses poèmes qui ne servent alors qu'à alimenter le prix d'une écriture constamment renouvelée. Poésie qui catalyse les polémiques - courtoisement traitée de "cérébrale" - mais aussi qui insulte la crédibilité du poème!

Si Présence (1961), sa seconde plaquette de poésie, semble avoir forcé la porte du "Sacré", c'est que le poète n'a apporté à la lecture de ce poème de moins d'une dizaine de pages qu'une écriture dépouillée, qu'un langage ordinaire et qu'une poésie légère. Avec Points cardinaux (1967), une amélioration nette fit surface, sans pour autant atteindre vraiment "la cadence du vent". Néanmoins, le poète nous a fait part de son amour pour une ville, Montréal, et de son contentement d'y être. L'éloquence et la narration que l'on connaît aujourd'hui de sa poésie s'y trouvaient déjà.

Mais c'est avec Mon Pays que voici (1968) qu'Anthony Phelps s'est surtout fait connaître à travers le monde de l'art. Dans des poèmes à caractère fugitif, il nous a fait part d'un certain sentiment de l'entropie et de la renaissance. Des vers psychédéliques, avares de périphrases qui nous mettent en présence d'un univers momifié, malveillant et exploiteur.

Il y a chanté ses ancêtres indiens à la manière de n'importe quel habitant des réserves du Nevada. Mon Pays que voici est peut-être le troisième exemple, après les Poèmes Quisqueyens (1926) de Frédéric Burr-Reynaud et Le Grand devoir (1962) de Roger Dorsinville, d'une pièce qui s'intéresse vraiment aux thèmes précolombiens d'inspiration indienne. Ce livre aura sans doute le mérite d'avoir permis à son auteur de sortir pour toujours de l'enfance et de l'enfantillage littéraire. Alliant le rêve à la réalité, le mystère à l'histoire, il s'est rapproché, d'une part de Paul Valéry et de Saint-John Perse par sa "recherche d'une éthique fondée essentiellement sur l'esthétique" et, d'autre part, des poètes tels que Paul Claudel, John Donne, Dylan Thomas, Walt Whitman, Carl Sanburg, Hölderlin et Maïakovski, par sa propre éloquence.

Anthony Phelps a le don d'inventer l'existence. Il sait tourner autour d'une "voyance" toute rimbaldienne, comme s'identifier au verbe; ce que Mallarmé, inconscient, nommerait "ce quelque chose de sacré". Avec zi n (1980), des trouvailles assez impressionnantes, des fois injustifiées, mais toujours passionnantes, sifflent et bougent. Le rythme et les images, la sensation des couleurs font irruption à tout bout de champ. Ce livre est définitivement un véritable laboratoire de mots. Les pièces qui s'y retrouvent donnent la mesure d'une recherche insatiable et passionnée.

Il en ressort que l'artiste nous a longtemps laissé l'impression d'écrire, à travers "sons et lumières", une poésie transpercée de mots sublimes jusqu'à la jonction des choses. C'est le poète-soleil aux portes des banquises. Des œuvres "d'acier" faites à partir d'éléments si simples et si élégants qu'elles nous entraînent dans les multiples secrets - imbibés d'imprévus et de mauvais souvenirs - de l'espace et de la réalité. Anthony Phelps témoigne tantôt de sa "Terre fébrile", tantôt de son "Lieu natal" (Même le soleil est nu, 1983), et nous fait beaucoup penser à Dylan Thomas, ce poète irlandais plus vulnérable que sa "Ville principale". Quoi qu'il en soit, Même le soleil est nu (1983) est un livre fascinant, par les paysages grandioses qu'il évoque, par l'élégance du style et la douleur déclarée du poète face aux malheurs de son pays.

Orchidée nègre (1985), dont le titre respire bien l'air de la Négritude, est l'amplification du langage qui se fait jour "pour éclairer le vécu". Les phrases se rythment au pas d'un athlète en délire. C'est en somme une poésie "de plein-air, de l'espace le plus ouvert, jetée (parfois) dans le monde" du surréel. Phelps, comme Kenneth White1, est surtout poète "là où il parvient à s'oublier", à oublier tout ce bric-à-brac idéologique (...), là où il cesse de discourir pour enfin dire". Le poète White est "concis, précis, solitaire", l'autre est "bavard, confus, soucieux d'épater la galerie". Par ailleurs, à l'instar de A. M. Klein dont l'étourdissante "virtuosité stylistique a pour prétexte l'impossibilité de transposer dans un récit"2, le poème chez Anthony Phelps prend la forme d'une "expression verbale (qui) stylise et transforme, en un certain sens, l'événement qu'elle décrit. L'orientation est donnée par la tendance, le pathos, le destinataire, la censure préalable, la réserve des stéréotypes".

Pierre Vadeboncoeur, dans une étude critique3 consacrée à Victor Hugo, soutient que celui-ci est "un artiste dont la médiocre intelligence expose au ridicule l'immense génie et dont l'immense génie projette la médiocre intelligence dans une fâcheuse lumière (...)" Victor Hugo, précise-t-il, "puisqu'il se prend pour un penseur, adopte la forme du discours, laquelle justement n'est pas une forme, ce qui entraîne alors l'auteur non pas à réaliser un objet proportionné mais à parler tant qu'il estime avoir quelque chose à dire... (...) Comme son invention d'images, de mots et de lyrisme est intarissable, d'autres images et d'autres mots sont toujours là qui attendent et le sollicitent plus avant dans son poème, qu'il vaudrait peut-être mieux dès lors appeler son texte. (...) Un trait surprenant mais immensément répandu chez Hugo, c'est son prosaïsme. Il a établi une vaste partie de son oeuvre poétique sur deux principes, entre autres, qui lui permettent d'ailleurs d'écrire à perte de vue. Dans les deux cas, c'est la prose et non le poème qui conviendrait premièrement à la substance traitée. (...) Un de ces principes: il s'agit de l'exploitation oratoire de la pensée (...). Un deuxième, c'est l'emploi du récit. Dans ce cas, ce sont les besoins de la narration qui conduisent la plume, mesurent la longueur du poème et empêchent évidemment ce dernier de prendre forme en tant que poème". On aurait dit le cas d'Anthony Phelps, chez qui la forme du discours, l'oraliture, et la déclamation évoquent l'exaltation vers la poussée poétique, ce tunnel d'où l'on ne revient jamais!

À lire d'Anthony Phelps:

  • Rachat, poème radiophonique réalisé à Radio Canada, Montréal, 1953.
  • Été, poèmes, Port-au-Prince, 1960.
  • Présence, poèmes, Port-au-Prince, 1961.
  • Éclats de silence, poèmes, Port-au-Prince, 1962.
  • Points cardinaux, poèmes, Holt Rinehart & Winston, Montréal, 1967.
  • Les Araignées du soir, poèmes sur disques, Les Disques Coumbite, Montréal, 1967.
  • Pierrot-le-noir, poèmes (en collaboration avec Jean-Richard Laforest et Émile Ollivier), [miméographié], Montréal, 1968.
  • Le conditionnel, théâtre, Holt Rinehart & Winston, Montréal, 1968.
  • Mon pays que voici (suivi de) Les dits du fou-aux-cailloux, poèmes, P.J. Oswald, Paris, 1968.
  • Et moi je suis une île, conte, Leméac, Montréal, 1973.
  • Moins l'infini, roman, Éditeurs Français Réunis, Paris, 1973. Traduction espagnole, Grupo Editor de Buenos Aires, Buenos Aires, 1975. Traduction russe, Éditions Littérature Étrangère, Moscou, 1975. Traduction allemande, Éditions Aufbau-Verlag, Berlin, 1976.
  • Mémoire en colin-maillard, roman, Nouvelle Optique, Montréal, 1976.
  • Motifs pour le temps saisonnier, poèmes, P.J. Oswald, Paris, 1976.
  • La bélière caraïbe, poèmes, Nouvelle Optique, Montréal, 1980. Éditions Casa de las Américas, La Havane, 1980.
  • Même le soleil est nu, poèmes, Nouvelle Optique, Montréal, 1983.
  • Haïti! Haïti! roman (en collaboration avec Gary Klang), Éditions Libre Expression, Montréal, 1985.
  • Orchidée Nègre, poèmes, Éditions Casa de las Américas, La Havane, 1985. Triptyque, Montréal, 1987.
  • Mon pays que voici/este es mi pais, édition bilingue (français-espagnol), Joan Boldo i Clement, Editores, Mexico, 1987.
  • Les doubles quatrains mauves, poèmes, éd. Mémoire, Port-au-Prince.
  • Immobile voyageuse de Picas et autres silences, Éditions du Cidihca, Montréal, 2000.
  • Femme Amérique, Écrits des Forges, Trois-Rivières (Québec), 2004.
  • Une phrase lente de violoncelle, Édition du Noroît, Montréal, 2005.
  • La contrainte de l'inachevé, roman, Leméac, Montréal, 2006.

Notes

  1. Robert Mélançon, "Kenneth White ou les infortunes du discours", Liberté, 144 (janvier-février 1981): 97-100.
  2. Robert Mélançon, "Abraham Moses Klein, poète", Liberté, 146 (avril 1983): 89.
  3. Pierre Vadeboncœur, "Le cas Hugo", Liberté, 144 (décembre 1982): 113-119.

  

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Anthony Phelps sur le site Îìle-en-Île.

Mon Pays Que Voici, deuxième partie du poème. Extrait audio lue par l'auteur.

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