Paul Baudot, Oeuvres créoles,
Traduction et préface de M. Maurice Martin,
2e édition, Basse-Terre, 1935.
 

Rat
Photo © Iisole Tremiti.

Les deux rats boulangers

Gnon jou dé mauvais ratts, insolents et goumants,
Té ka drivé chimin tout con dé viés manants.
Dans case, pou rentré, gnome té ka dit l'autre :
« Nous pas pouessés, mon fi. Guetté, douvant la pôte,
« Chien, chatt et pis bâton qui ka ménacé nous.
« La mô pa bon, mon chè ; simié rété dans tous.
« A souè, à l'angélis, nous ké gagné l'église ;
« Là, nous ké pé touvé gnon pitit fouiandise.
« Dévôtes aimé bonbons ; yo toujou plin bitins
« Dans sac, dans poche à yo. » Alos, nos dé malins,
Dans grand case à bon Dié, dibouidi, dibouidipe,
En cachette, couri taché fè gnon dipe.
Vini vouè-yo grigné ! Babine à yo troussé ;
Yo ka senti, yo ka quioulé, yo ka vancé ;
Tantôt cé en avant, tantôt cé en ayè.
Enfin, yo apèci gnon vié femme, en pouiè,
Qui té mette à ginoux ; cô-li té tout blotti.
Dans guèle à pôche à li , gnon bitin ka sôti ;
Cété.. qui ça ça yé ? Gnon conète rempli
Farine à boulanger, pou fè la bouilli,
Femme-là té gagné. Cé dé rompis coquins
Ralé, tout en doucè, conète-là dans coins.
Quand yo rouvè conète, yo vouè cété farine.
Yo dit « Mé coument donc mangé bitin si fine ? »
Plis gros ratt-la pouan : « A nous joué boulangé.
« Mé, pou çà, fo nous d'lau, et tini grand dangé
« Pou rissoti déhô chaché jis la fontaine. »
L'aute ratt-là pouan : « Ou ka pouan tropp la peine.
« Pissé, mon fi. — Hélas ! bisoin moin pa tini.
« — Qui çà ? blade à ou plein d'lau ; fôcé, ça ké vini.
« Pendant ou ké pissé lassi farine-là,
« Moin, moin kallé pétri pou fè pâte-là.
« Farine et pis pissa ka fè bon boulettes :
« A Paris, cé con ça yo ka fè galettes.
« Nou ké régalé-nous sans beaucoup di tintoin ;
« Nous ké pasé-nous d'lau : nous pas tini bisoin. »
Yo fè sitôt yo dit, à fôce goumandise ;
Yo vidé bitin-là lassi gnon banc l'église,
Yo té chaché pou ça, avè gnon bien grand soin,
Gnon banc qui té fouré tout au fond, dans gnon coin.
Lassi farin-là, gnone pouan quatre patte ;
L'aute, en bas, li paré pou manivoué la pâte.
Alos, pitit-là dit : « Cé bon position ;
« Allons, pissé, mon chè. — Hélas ! rétention,
« Gros-là réponne à ça : cé gnon bien grand souffouance
« Qui ka ba moin dans flanc tant con dés ti coup d'lance ;
« Maudit maladie-là ka bien chagriné moin !
« En vérité, zami, li ciel là pou témoin :
« Zéffôs à moin méchants : moin tini mal au vente.
« — Fôcé toujou, jouctant d’lau-là pouan la courante ;
« Chongé qui bon bitin nous kallé chiqué-là !
« Fôcé encô, mon fi ; voyé gnon bon coup là ! »
Et Ratt-là tant fôcé, li voyé gnon gros pête
Qui té si fô, si fô, yo sré dit gnon tempête.
Vent-la qui té venté, con gnon vent déchaîné,
Lassi farine-là, fè li toubillonné.
Farine ka volé, cété gnon fimée,
Tout con, dans les combats, yo ka vouè à l'amée.
Ces foutis ratts, tout blancs, con dé viés loup-garous,
Ka chaché tout patout, rentré dans tous les trous.
L'espoi à yo foulcamp, farine disparaîte.

Chanson pléré, souvent, ka remplacé la fête.
Ça qui rivé-yo là, qui ça qui sré douté ?
Pou navigué, fo vouè qui vent qui ka venté ;
Pas jamé pouatiqué métié ou pas connaîte
Si, con cé dé ratt-là, ou vlé rété bête.

Un jour, deux mauvais rats, insolents et gourmands, Dérivaient les chemins tout comme deux vieux manants. Dans un maison, pour rentrer, l’un disait à l’autre:

«Nous ne sommes pas pressés, mon fils. Voyez, devant la porte, chien, chat et puis bâton qui nous menacent. La mort n’est pas bonne, mon cher ; il vaut mieux rester en trou. Ce soir, à l’angélus, nous gagnerons l’église; là, nous pourrons trouver une petite friandise. Les dévotes aiment les bonbons; elles ont toujours beaucoup de choses dans leur sac, dans leur poche.»

Alors, nos deux malins, dans la grande case du bon Dieu, dibouidi, dibouidipe, en cachette, coururent pour tâcher de faire une dupe. Venez les voir grigner! Leurs babines ont retroussées; ils sentent, ils reculent, ils avancent ; tantôt c’est en avant, tantôt c’est en arrière. Enfin, ils aperçoivent une vieille femme, en prière, qui s’était mise à genoux: son corps était tout blotti. A l’entrée de sa poche, quelque chose sortait; c’était… qu’est ce que c’était? Un cornet rempli de farine de boulanger, pour faire de la bouillie, qu’elle avait achetée. Ces deux rompus coquins tirèrent, tout en douceur, le cornet dans un coin. Quand ils l’ouvrirent, ils virent que c’était de la farine.

Ils dirent: «Mais comment donc manger une chose si fine?»

Le plus gros rat dit : «Jouons au boulanger. Mais, pour cela, il nous faut de l’eau, et il y a grand danger pour ressortir et en chercher jusqu’à la fontaine.»

L’autre rat reprit: Vous prenez trop de peine. Pissez mon fils. — Hélas ! je n’en ai pas besoin. — Quoi ! votre vessie est pleine d’eau; forcez, ça viendra. Pendant que vous pisserez sur la farine, moi, je pétrirai pour faire la pâte. Farine et urine font de bonnes boulettes: A Paris, c’est ainsi que l’on fait les galettes. Nous nous régalerons sans beaucoup de peine; nous nous passerons d’eau: nous n’en avons pas besoin.»

Sitôt dit sitôt fait, à force de gourmandise; ils versèrent la farine sur un banc de l’église, qu’ils avaient cherché, pour cela, avec un bien grand soin, un banc qui était placé au fond, dans un coin. Sur la farine, l’un se mit à quatre pattes; l’autre, en-dessous, était prêt à manœuvrer la pâte.

Alors le petit dit: «C’est une bonne position; allons, pissez, mon cher. — Hélas ! rétention, r épondit le gros: c’est une bien grande souffrance qui me donne dans le flanc comme des petits coups de lance; cette maudite maladie me chagrine bien! En vérité, ami, le ciel m’est témoin: mes efforts sont violents; j’ai mal au ventre.

«— Forcez toujours, jusqu’à ce que l’eau soit courante; songez quelle bonne chose nous allons manger! Forcez encore, mon fils; envoyez un bon coup!»

Le rat força tant, qu’il envoya un gros pet qui était si fort, si fort, qu’on eut dit une tempête. Le vent qui souffla, comme un vent déchaîné, sur la farine, la fit tourbillonner. La farine vola comme une fumée, tout comme, dans les combats, on le voit à l’armée. Ces foutus rats, tout blancs, comme deux vieux loups-garous, cherchaient partout à rentrer dans des trous. Tout espoir avait fichu le camp, la farine ayant disparu.

Chansons de pleurs, souvent, remplacent la fête. De ce qui leur est arrivé, qui s’en serait douté? Pour naviguer, il faut voir d’où vient le vent; ne jamais pratiquer un métier que l’on ne connaît pas Si, comme ces rats, on ne veut pas rester bête.