Mme Cassius de LINVAL,

Mon pays à travers les légendes, Contes Martiniquais, Paris,

Editions de la Revue Moderne, 1960.
 

Fille

Ti Choute

On l'appelait Ti-Choute, parce qu'elle ressemblait à un superbe chou à pomme, en pleine floraison ou à une belle «tête de chou de Chine» violet rempli de la sève nourricière de la bonne terre du Morne-Rouge. C'était une belle petite négresse de huit ans, grasse à souhait, avec un joli visage noir, des yeux pétillants de malice et son épaisse toison de cheveux crépus en nattes serrées; vêtue d'une fraîche robe d'indienne, ses pieds nus dans des alpargates, elle riait et chantait tout le long du jour. Elle était réellement heureuse, elle avait une maman qui la soignait avec amour, elle allait à l'école et au catéchisme, que fallait-il de plus à l'innocente? Elle ne connaissait pas encore la méchanceté humaine et ouvrait très grands, sur la nature et la vie, des yeux émerveillés.

Lorsque l'enfant allait à l'église, elle avait d'étranges distractions dont était responsable la Sainte Vierge Marie. Souvent elle n'écoutait pas ce que disait le vieux curé, elle regardait la Vierge et oubliait le reste en sa contemplation. La dame au suave visage, vêtue d'azur et couronnée d'étoiles, qui tendrement serrait entre ses bras son divin fils, la ravissait d'admiration. Un long colloque mystérieux s'engageait alors entre la madone et l'enfant.

Ti Choute visitait chaque jour sa céleste amie, elle lui apportait les plus frais bouquets, balbutiait d'enfantines prières, plus belle encore que des fleurs. Hélas, la malheur vient quand on n'y pense pas. Ti Choute perdit sa mère, avec le pauvre cercueil sa joie d'enfant heureuse fut enterrée. Son oncle qui n'était pas méchant la recueillit mais sa tante, en fut grandement contrariée.

Elle persécutait l'enfant avec son humeur acriâtre et sa méchanceté, car son mari, ouvrier des champs, restait à peine au logis. Ti Choute s'entendit répéter qu'elle était une charge trop lourde, qu'il fallait travailler dur pour payer l'hospitalité accordée.

Elle n'allait plus au catéchisme ni à l'école; mais elle fut chargée de la surveillance de quatre marmots turbulents qui étalaient leur nudité au soleil. Elle nettoyait la vaisselle, faisait cuire les légumes, portait à manger aux cochons dans le bois voisin; enfin elle faisait à peu près tout l'ouvrage de la ménagère qui en profita pour s'adonner à la paresse et au bavardage.

Comme récompense à son travail, l'orpheline recevait une maigre nourriture assaisonnée de soufflets. A ce régime elle avait beaucoup maigri, son joyeux visage d'enfant heureuse était devenu un pauvre petit visage triste aux yeux mendiants.

Un soir la méchante femme envoya Ti Choute rentrer les cochons. La fillette pleura car elle avait peur, mais il fallut obéir à la menaçante mégère. Elle détachait les animaux en frissonnant de terreur, il faisait déjà nuit, les buissons prenaient des formes fantastiques, les grands arbres ressemblaient aux géants des contes de fée, quand soudain d'un épais fourré surgit un être horrible. Un nain bossu aux pieds et aux mains énormes avec une grosse tête au mufle écrasé, aux yeux en boule de loto remplis de méchanceté, un être effrayant comme l'enfant n'en avait jamais vu, même dans ses plus affreux cauchemars. Sidérée, les pieds rivés au sol, elle voyait approcher le monstre, tandis que les animaux s'approchaient en grognant de joie.

Arrivés près d'elle le nain posa sa grosse main gluante sur les petits doigts tremblants; «Suis- moi» dit-il d'une voix rauque, et il fit pour l'entraîner un geste brutal. En ce péril éminent, Ti Choute retrouva pour se défendre l'appel des êtres en détresse, un cri déchirant emplit l'espace :

«Maman, maman au secours.»

Hélas sa mère n'était plus, et à cette heure tardive nul chrétien n'entendit l'appel. Etouffant de sa main libre les cris de la fillette, le monstre l'emporta. Elle avait la sensation d'une course mortelle vers un but terrible, une sueur froide l'inondait comme à l'heure de l'agonie et elle gémissait dans son cœur :

«Maman, maman…»

Le nain s'arrêta devant une case construite au plus épais du bois, l'enfant repris courage. Peut-être là trouverait-elle une âme compatissante qui la sauverait.

Violemment comme on se décharge d'un encombrant paquet, son compagnon la jeta sur un banc. Alors Ti Choute, regardant autour d'elle, se reprit à trembler. La case était puante de saleté, haillons et ordures s'étalaient partout. De grands pots ébréchés s'alignaient sur une planchette; dans un coin, une étrange pierre plate et un coutelas aiguisé. La maîtresse de la case, une vieille sordide, était aussi laide que le reste et son visage reflétait une diabolique méchanceté en se fixant sur la fillette.

- Çà bon, çà bon Germa, dit-elle au nain, ou bien travaille dumain matin maîte là qué content1.

Puis sans plus s'occuper de l'enfant, elle se mit à raviver le feu, sous une soupe innommable qui bouillait sur un foyer rudimentaire formé de quatre roches.

Ti Choute prit son courage à deux mains :

«Madame, supplia-t-elle, et sa faible voix produisait un effet étrange; madame pourquoi m'avez vous fait venir ici, mon oncle sera inquiet, et il est tard et puis les cochons se sont sauvés, acheva-t-elle dans un sanglot.»

- Ou peut pleurer ma fi, çà pa ka fait aïen ou pis ké janmin retourné à kaye où. Dumain matin où ké save, répondit la vieille avec un ricanement fait de menaçant plaisir2.

Ti Choute passa une partie de la nuit à pleurer en priant :

«Maman, Maman, Sainte Vierge Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs...»

A l'aube elle dormait d'un lourd sommeil dont elle fut tirée par quelqu'un qui la secouait bien fort, la sorcière debout lui criait :

«Lévé lévé ti mammaille cé l'heu.»3

L'enfant réveillée, elle la bâillonna pour étouffer ses cris, lui enleva ses habits, la coucha sur une pierre froide comme un tombeau, une lame brilla sur la tête de Ti Choute horrifiée qui priait toujours en son cœur :

«Maman Maman, Sainte Marie...»

Un coup sec trancha la carotide, la petite tête s'inclina ainsi qu'une fleur fauchée, sous un flot de sang rouge. La vieille qui semblait la prêtresse d'un rite sanguinaire faisait d'étranges incantations. Elle recueillit le sang soigneusement dans un vase ébréché, avec une sûreté de main qui témoignait d'une longue habitude, elle découpa le corps, s'empara de certains organes nécessaires à ses diableries, puis elle dévora avec un plaisir inouï le cœur encore chaud. Aidée de son fils, le montre Germa elle enterra le cadavre mutilé sous une fosse d'ignames.

Le lendemain à la même heure, où Ti Choute était arrivée, oiseau tremblant pris au piège, la sorcière fumait tranquillement sa pipe quand dans l'encadrement de la porte surgit une merveilleuse apparition: Une belle dame au manteau d'azur qui portait sur une splendide chevelure d'or une scintillante couronne d'étoiles. Elle tenait par la main, une radieuse enfant, vêtue de lumineux rayons: Ti Choute. La dame attachait sur la sorcière un céleste regard empreint de colère et de reproche aussi.

Et soudain, son existence remplie de crimes affreux lui apparut. Tout l'horreur sombre de sa vie, en regard de l'éternelle beauté. Pas un rayons clair. Du commencement à la fin du sang... du sang... du sang...

La merveilleuse vision disparaissait. Maintenant le cœur innocent mangé par la veille dévorait la poitrine de la sorcière, une vague brûlante lui monta au cerveau, elle était folle. Mille Ti Choute dansaient autour d'elle, lui arrachaient les yeux, les dents, la mordaient, la griffaient en tous sens. Elle sortit en hurlant de sa case, poursuivie par ses persécutrices. Deux jours elle courut par le bois et tomba dans le ravin où elle se cassa le cou. Des bûcherons épouvantés s'enfuirent en voyant une horrible vieille emportée par un diable qui riait.

Quelque temps après l'affreux Germa fut tué, en coupant un arbre qui l'écrasa dans sa chute, et son corps pourrit sans sépulture car il est écrit «Malheur à celui qui fait mal à un de ces petits».

 

  1. C'est bon, c'est bon, Germa, dit-elle au nain, tu as bien travaillé, demain matin le maître sera content.
  2. Tu peux pleurer ma fille, ça ne fait rien, tu ne vas jamais retourner chez toi, demain tu sauras pourquoi.
  3. Lève-toi, lève toi, enfant, c'est l'heure.